Haute-savane
au bout des doigts.
Comme il l’avait fait la première fois, Finnegan le lui arracha et lui fit subir le même sort.
— Mais enfin, s’impatienta Gilles. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— C’est le signe d’une malédiction des morts. La maison vous refuse et, si vous osez vous y installer, elle périra par le feu.
Sous la poussée de colère qui lui monta à la tête, Tournemine devint rouge brique.
— Et vous prenez ces mômeries au sérieux ? Vous, un homme de science ?
— Je vous ai déjà dit qu’ici l’impossible devenait possible mais je vous accorde, pour cette fois, qu’il n’y a là rien de surnaturel. Simplement un avertissement disposé par une main très humaine mais dont il faut tout de même tenir compte.
— Tenir compte ? Autrement dit, renoncer à vivre dans cette maison ? N’y comptez pas. Quand je vais en avoir fini avec le sieur Legros, je retournerai au Cap pour y racheter de quoi remeubler l’habitation de fond en comble. Et nous verrons bien si quelqu’un osera y mettre le feu. À présent, montrez-moi l’endroit où se terre l’étrange gérant de mes terres. Il n’a pas l’air très pressé de venir rendre ses devoirs, celui-là… Préparez vos armes, messieurs. Il se peut qu’on nous ait tendu une embuscade quelque part et que nous ayons à en faire usage, mais ne tirez que sur mon ordre. Montrez-moi le reste de la propriété, docteur !
— Si vous avez l’intention de tout voir, il faut reprendre les chevaux. C’est plutôt vaste.
Sur la droite de la maison, à demi dissimulés par de grands pins et des massifs de lauriers, s’étendaient de longs bâtiments.
— Ce sont les écuries, les étables et les quartiers des domestiques de la maison, expliqua Finnegan. Les cases et les parcs des esclaves des champs sont sur la gauche, cachés par ces grands cactus-raquettes, ces sisals et ces cierges épineux. De ce côté-là on a employé la nature pour défendre la maison et comme les cases sont en contrebas, on ne les voit pas à moins de monter au premier étage.
Les cases destinées aux esclaves cultivateurs délimitaient un vaste espace carré divisé en petits jardins et planté en ce que l’on appelait les « vivres-pays » : des ignames, des concombres, des bananiers, des gros pois farineux aussi mais seuls les bananiers semblaient y prospérer car sous le proconsulat de Legros, ces petits jardins, qui étaient en principe attribués à chaque famille d’esclaves ou à chaque esclave pour en tirer leur nourriture, ne pouvaient être cultivés que le dimanche. C’était le seul jour de repos pour ces travailleurs forcés de la terre et les jardins étaient dans un état déplorable, les malheureux étant trop épuisés à la fin de chaque semaine pour trouver la force de cultiver encore cette terre sur laquelle ils ne cessaient de déverser sueur et sang. Les murs étaient faits de bois mêlé d’un crépi de terre et de cendres de bagasses, les toits de feuilles de latanier dont beaucoup montraient des trous. Le gros orage de tout à l’heure avait dû y entrer comme chez lui. En outre, une haute palissade enfermait ce quartier des esclaves, une palissade faite de troncs d’arbres et dont un autre tronc d’arbre barrait la porte pendant la nuit.
En face de cette porte les logements des surveillants et commandeurs cernaient un autre emplacement, de terre battue celui-là, qui devait servir au rassemblement des esclaves et aux châtiments si l’on en jugeait d’après le gros poteau armé de fers multiples planté en son milieu. D’autres fers pendaient à un arbre, le seul qui poussât dans cette cour. Il était assez semblable à un grand poirier portant des fruits ronds et rouges qui paraissaient appétissants. Pourtant, Liam Finnegan le considéra avec horreur et comme Pongo, dans sa passion pour les plantes et le jardinage, s’en approchait, il l’en écarta d’un cri.
— Surtout n’approchez pas de ça ! On l’appelle l’arbre de mort, ou l’arbre-poison…
— Fruits mauvais ?
— Non. C’est même extraordinaire : les fruits sont la seule chose qui soit bonne sur ce végétal du diable. C’est un mancenillier et il sécrète une résine qui brûle et qui empoisonne. Attachez un homme sous un mancenillier et il mourra dans d’affreuses souffrances. Pour le planter ici, Legros a dû sacrifier bien des malheureux…
Comme il achevait de parler, la file des esclaves que Gilles avait ordonné de
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