Haute-savane
cristal de roche.
Finnegan, comme il avait égrené la litanie des serviteurs disparus, entreprit celle des meubles envolés.
— C’est à n’y pas croire ! Il y avait ici, près de cette fenêtre, un clavecin en vernis Martin dont Mme de Ferronnet touchait joliment. Près de cette cheminée une chaise longue à la duchesse et le grand fauteuil où son époux s’asseyait pour fumer les longs cigares de La Havane qu’il affectionnait en lisant la gazette de l’île, ce que les Noirs appellent « le papier qui parle »… Sous ces deux panneaux, il y avait des consoles jumelles, là, une superbe commode signée Riesener. Là, une grande glace, là, des portraits de famille dans des cadres ovales. Il y avait aussi des tapis de Yunnan et d’autres venus de France. Où tout cela a-t-il pu passer ?…
— Où voulez-vous que ce soit passé ? Le sieur Legros a dû se servir à moins qu’il n’ait tout vendu, comme il a dû vendre les serviteurs. Je commence à comprendre pourquoi il tenait si fort à ce que je n’arrive pas jusqu’ici…
— Le jeune Ferronnet jouait beaucoup. Êtes-vous certain que la maison vous a été vendue meublée ?
Tirant de sa poche les actes remis par Maublanc, Gilles haussa les épaules.
— Lisez vous-même ! Il doit y avoir là à peu près tout ce que vous venez de décrire. Allons visiter le reste de la maison… par pur acquit de conscience d’ailleurs car je jurerais bien que tout est dans le même état.
En effet, la grande chambre qui avait été celle des maîtres était aussi nue que la salle de compagnie. En revanche, la bibliothèque réservait une surprise. Elle avait conservé tous ses rayonnages et les rayonnages avaient conservé tous leurs livres. Sans doute celui qui s’était chargé du déménagement ne prisait-il guère la lecture… Mais tout le reste du mobilier avait disparu et l’impression était étrange de voir, sagement rangées dans leurs cadres d’acajou relevé de filets de cuivre, ces longues files de vieilles reliures aux tons amortis littéralement abandonnées au milieu d’un désert.
Une autre pièce qui avait peut-être été un boudoir s’ouvrait près de la chambre ainsi qu’une salle de bains, veuve de tous ses ustensiles, et un office placé près de la porte arrière où ne demeuraient que des placards vides. Le premier étage était dans le même état : plus un lit, plus un meuble, plus un bibelot…
— Heureusement femmes pas venues, remarqua Pongo. Quoi nous en faire dans maison vide ?
— On se le demande, en effet, grogna Gilles. Je n’ai jamais vu un déménagement aussi soigneusement fait. On n’a même pas laissé la poussière…
C’était cela, en effet, le plus étrange. La maison était vide mais elle était d’une absolue propreté et, visiblement, elle avait été récemment balayée. Cet air de propreté lui donnait une apparence froide, hostile même, que n’eût pas eue une demeure à poussière et toiles d’araignée proclamant que nul n’y avait vécu depuis longtemps. C’était comme si, au moment de passer aux mains d’un étranger, l’« habitation » avait choisi d’enlever tous ses souvenirs et de les mettre à l’abri de ses yeux, de ses mains impures.
On finit tout de même par trouver quelque chose. Sur les deux marches qui, à l’arrière de la maison, surélevaient la porte de service donnant sur une sorte de cour, limitée par des buissons de lauriers et au fond de laquelle se trouvait le bâtiment des cuisines, construit en bois et en pierre, Lafleur, l’un des marins, ramassa deux petits morceaux de bois brûlé liés par un fil rouge et les tendit en riant à Ménard.
— Ça doit être le cadeau du déménageur. C’est pour qu’on dise pas qu’il a rien laissé du tout…
Mais déjà Finnegan lui avait arraché sa trouvaille et courait l’enterrer aussi loin que possible de la maison derrière les cuisines. Gilles vit que, chemin faisant, il enflammait les minces brindilles pour achever de les consumer.
— Qu’est-ce qui vous a pris ? demanda-t-il quand le docteur, dégoulinant de sueur, revint vers lui. Ça a une signification quelconque ce brimborion ?
— Je crois bien. Ce n’est pas, tant s’en faut, une bienvenue. Ce qui m’étonne, c’est que nous n’en ayons pas trouvé sur le perron.
— Il y en avait tout de même un, dit Germain qui venait de faire le tour de la maison par l’extérieur et qui revenait avec un objet identique
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