Haute-savane
chacun de quatre cuves de pierre disposées en étages : la première servant de réservoir, la seconde de trempoir où s’opérait la fermentation des plantes, la troisième qui était la batterie, l’endroit où la bouillie bleue était battue, pendant des heures, par les esclaves les plus solides et la quatrième, enfin, le reposoir où l’indigo s’égouttait avant d’être mis à sécher dans de petits sacs de toile.
Un instant, Gilles regarda travailler les hommes qui, aux batteries, frappaient l’indigo au moyen de longues perches terminées par une sorte de boîte. C’était un travail très dur et les esclaves, les mieux en forme qu’il ait vus jusqu’à présent, semblaient peiner durement. Se souvenant alors de ses lectures, il se tourna vers Calvès.
— Comment se fait-il que vous en soyez encore, ici, à cette technique périmée ? La propriété est riche. Il est grand temps d’installer un moulin, mû par un mulet, qui battra l’indigo à la place des hommes. Leur énergie sera mieux employée aux cultures vivrières.
— C’est une grosse dépense et M. Legros…
— Jusqu’à ce que je vous en parle, je ne veux plus entendre parler de ce personnage. Voyons les champs…
On partit, visitant d’abord les champs de coton qui s’étendaient en direction de la mer et où la récolte battait son plein alors que, côté indigo, la plupart des plants n’étaient pas encore mûrs. Gilles vit là une grande partie de ses esclaves : hommes, femmes et même enfants au-dessus de dix ans, tous en guenilles, tous coltinant sur leurs dos, car l’heure venait de rentrer aux ateliers, les sacs de neige douce qu’ils amenaient aux cabrouets pour qu’ils soient conduits à l’égreneuse. La saison des pluies ne faisait que commencer et il fallait se hâter, aussi le travail était-il rude.
Cette fois, Gilles n’intervint pas, se réservant de régler cette question dès le lendemain matin. Il se contenta de jeter à Calvès :
— Vos sous-ordres vous diront sans doute tout à l’heure que j’interdis l’usage du fouet. C’est une arme cruelle et lâche.
Les yeux du Maringouin s’arrondirent.
— Plus de fouets ? Mais comment pensez-vous les faire marcher ?
— Vous le verrez bien. Je prétends, moi, que des travailleurs bien traités et bien nourris travailleront beaucoup mieux et rapporteront plus. Nous réglerons cela demain matin.
— Au fait, intervint Liam Finnegan, avez-vous des malades ?
— Oui… je crois. Il y en a toujours trois ou quatre dans la case d’isolement. Mais pas grand-chose, hein ? Je vous connais, docteur Finnegan : n’allez pas imaginer qu’on cache ici des cas de peste ou de fièvre jaune…
— Vous allez tout de même nous les montrer, dit Tournemine. Ensuite, j’irai voir de quelle façon vous nourrissez votre monde puisque l’heure est venue pour eux de rentrer à leurs cases.
On remonta vers les bâtiments d’exploitation et les cases qui faisaient comme une grosse tache grise sur le vert joyeux des collines. La saleté qui régnait là à l’état endémique, comme sur la personne même du « commandeur », avait frappé Tournemine. Il était grand temps de passer les bâtiments au lait de chaux… et les hommes au savon. Tout ça devait être plein de vermine. Comment garder des êtres humains en bonne santé si on n’assainissait pas leurs logements ? Et Gilles se promit, dès le lendemain, de visiter les cases où vivait cette humanité qui désormais dépendait de lui.
Toujours guidée par le Maringouin, la petite troupe se dirigea vers une case assez grande mais dont le toit menaçait ruine et qui se trouvait en arrière du mancenillier que Gilles avait condamné.
— Voici l’endroit où nous mettons les malades, dit-il en ouvrant d’un coup de pied une porte en lattes.
— Curieux hôpital ! grogna Finnegan en pénétrant à l’intérieur, suivi de Gilles et de Pongo.
Si endurci que fût Tournemine, il sentit son estomac se révolter à l’odeur qui vint à sa rencontre et le médecin, lui-même, eut une grimace de dégoût. Engourdis comme des serpents dans leur nid, cinq Noirs remuèrent faiblement à leur entrée, levant sur eux des yeux pleins de détresse. Leur regard permit à Finnegan de constater que trois d’entre eux en étaient aux derniers stades de la dysenterie et que, pour eux, la mort n’était plus qu’une question d’heures. Les deux autres ne paraissaient pas aussi bas bien
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