Haute-savane
heureuse, mon amour. Nous allons au Cap…
Le bateau bondit sur la lame, la voile se gonfla, s’emplit du vent frais du matin et piqua vers l’est tandis que les deux autres embarcations se rapprochaient de la côte et s’éloignaient d’autant de lui…
En aidant Madalen à descendre d’une voiture de louage devant la jolie maison du cours Villeverd, Gilles lui baisa la main et déclara :
— Voilà où vous allez habiter désormais, ma douce. Cette maison est la vôtre autant qu’il vous plaira. Vous pourrez y oublier les jours sombres et nul ne viendra vous y importuner… pas même moi si vous l’exigez, ajouta-t-il d’un ton tendre qui attendait visiblement une protestation mais qui lui attira un coup d’œil glacé de Pongo.
Madalen, pour sa part, le regarda avec surprise.
— Habiter ici seule, moi ? Oh ! non, Gilles, je ne veux pas… je ne pourrai jamais.
Il l’entraîna sous la véranda chargée de fleurs là où, seule, la fenêtre d’un petit salon ouvrait et où l’on ne pouvait les voir. Il la prit dans ses bras, l’embrassa avec passion.
— Tu habiteras où tu veux, mon aimée… Si tu ne veux pas de cette maison, tu en auras une autre.
Elle se laissa embrasser et même il la sentit trembler dans ses bras tandis qu’avec une étrange timidité ses lèvres s’entrouvraient enfin à son baiser. C’était comme si elle était vaincue après une longue lutte.
— Comprenez-moi, gémit-elle en se dégageant enfin. Je ne veux pas rester ici mais, en disant cela, je ne parle pas de cette maison. Je parle de ce pays tout entier. Je ne l’aime pas. Je ne l’ai jamais aimé. Je voudrais rentrer chez moi, en Bretagne.
— En Bretagne ?
Interdit, Gilles lâcha la taille de la jeune fille, s’écarta.
— Tu veux me quitter déjà ? T’en aller si loin ?… Je croyais que tu m’aimais.
— Mais je vous aime. Oh ! oui, je vous aime mais je mourrais si je restais ici. Je vous en supplie, faites-moi repartir pour la France. Je ne pourrais jamais être heureuse ici… Je vous ai entendu dire l’autre jour que le Gerfaut a quitté le carénage et qu’il est prêt à repartir. Confiez-moi au capitaine Malavoine et…
Brusquement, il la reprit dans ses bras, l’enleva de terre et l’emporta en courant à travers la maison, grimpa l’escalier deux marches à la fois, poussa du pied la porte de sa chambre et déposa finalement son doux fardeau sur le lit.
— Non, mon amour, tu ne partiras pas sans moi. Je ne te confierai à personne qu’à moi-même. Je t’aime, je t’aime, je t’aime ! Tu as raison : partons tous les deux sur le Gerfaut . En quittant « Haute-Savane », j’étais persuadé que j’allais mourir avec toi et j’avais donné toutes mes instructions à Finnegan. Après tout, la plantation peut tourner sans moi puisqu’elle l’aurait fait si j’étais mort. Nous allons rentrer en France ensemble… Des jours et des jours seuls, tous les deux, entre la mer et le ciel. Oh ! je vais t’aimer, tu sais, je vais t’aimer comme personne ne t’aimera jamais ! Je me séparerai de ma femme, je t’épouserai… tu seras à moi, toute à moi, pour toujours…
Tout en parlant, il la couvrait de baisers et dégrafait sa robe, dénouait ses jupons, arrachait sa chemise pour se gorger de cette douce chair qui, déjà, ne se défendait plus et sombrait dans la même folie que lui, roulée par la même et brûlante vague de désir…
Tard dans la nuit, il quitta doucement le lit dévasté, enfila une robe de chambre et, après un regard tendre à la forme blonde qu’abritaient les rideaux du baldaquin et que la veilleuse teintait de rose, il descendit dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de travail quand il venait au Cap, s’assit devant son bureau, prit une feuille de papier, une plume neuve, réfléchit un instant et se mit à écrire.
« Adieu, Judith, je pars… Dieu a permis que je puisse sauver Madalen d’un sort abominable et j’ai découvert, en face de la mort, que je ne pourrais plus vivre sans elle. Je l’emmène en France où je demeurerai à ses côtés tant qu’elle voudra de moi. Pardonnez-moi le mal, léger, je crois, que je vous fais. “Haute-Savane”, que je vous donne et que vous aimez bien plus que vous ne m’avez jamais aimé, vous consolera. Vous en serez désormais la maîtresse, libre de tout danger et de toute crainte et j’espère que vous y serez heureuse, plus heureuse que vous ne l’avez jamais
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