Haute-savane
tout son cœur de ne pas se trouver en mer dans le vent âpre et salé. Il se força au sourire et n’obtint qu’une grimace incertaine.
— Je vous remercie de votre mansuétude, fit-il avec un rien d’ironie.
— Mansuétude ? Mais… pourquoi ?
— J’ai conscience d’avoir à vous offrir quelques excuses pour la façon… légèrement brutale dont je me suis conduit avec vous. Je crains d’être responsable de l’accident qui vient d’arriver.
En dépit de sa pâleur, Judith rougit et, baissant les yeux, se mit à rouler et à dérouler une boucle de ses cheveux autour de son index.
— Vous auriez pu faire mille fois pis sans que je sois en droit d’articuler le moindre reproche, dit-elle d’une voix sourde. Je pense qu’à présent les choses sont plus nettes entre nous et qu’il est bon qu’il en soit ainsi.
Il ne trouva rien à répondre sur le moment, abasourdi par le changement extraordinaire qui, en si peu de temps, s’était produit chez la jeune femme. Où était l’arrogante Judith qui s’était dressée devant lui, étincelante d’orgueil et de beauté, à son retour d’Oswego ? Où était la chatte sauvage en furie, toutes griffes dehors, qu’il avait affrontée et forcée dans cette même chambre comme un soudard dans une ville prise d’assaut ? Le traumatisme subi par la jeune femme l’avait-il transformée à ce point… ou bien tout ceci n’était-il que comédie ? Une ruse de guerre, peut-être, pour endormir sa méfiance et apaiser ses soupçons, si d’aventure il lui en était venu à propos de Rozenn ?
Tandis que son esprit continuait à s’interroger, il s’entendit demander :
— Pensez-vous réellement que tout soit, entre nous, pour le mieux dans le meilleur des mondes ?
Cette fois, elle releva la tête et planta dans les siens ses yeux sombres, calmes comme un lac nocturne.
— Depuis deux jours, j’ai beaucoup réfléchi au sens de tout cela. Peut-être parce qu’un instant j’ai vu la mort s’approcher de moi une fois de plus par le chemin du sang qui fuyait mon corps, j’ai pris cet accident comme un avertissement du Ciel. Que nous le voulions ou non, nous sommes liés l’un à l’autre et rien ne peut nous délier. Il nous faut vivre ensemble ici…
— Pas ici ! Je venais vous apprendre que nous quitterons New York dès que vous serez rétablie pour gagner l’île de Saint-Domingue où je viens d’acquérir une plantation d’indigo. En espérant que cela ne contrariera pas trop vos projets, ajouta-t-il légèrement sarcastique.
Elle eut un petit rire triste.
— Mes projets ? Je ne vois pas bien ce qu’ils pourraient être en dehors des vôtres. Va pour Saint-Domingue ! J’ai souvent entendu dire que c’était un fort beau pays. Je pense que, d’ici une semaine, je serai capable de vous suivre.
— Je vous remercie de votre compréhension, Judith, dit-il courbant légèrement sa haute taille en un salut désinvolte. En échange, je vous promets que ce qui s’est passé l’autre nuit ne se renouvellera plus.
Il y eut un silence que troubla seulement le cri d’une hirondelle quittant l’abri du toit pour filer vers le ciel. Gilles observait sa femme qui avait recommencé à enrouler la mèche rousse autour de son doigt. Comme elle ne disait plus rien, il s’apprêtait à lui souhaiter le bonsoir quand, brusquement, elle releva ses paupières révélant un regard étincelant comme un double diamant noir.
— Une telle promesse n’a aucun sens, murmura-t-elle. Je ne vous en demande pas tant. Bonsoir, mon ami.
Et, refermant les yeux avec un petit soupir, elle tourna la tête vers la fenêtre dans l’attitude de quelqu’un qui s’apprête à dormir. Lentement, Gilles quitta la chambre, passablement désorienté. Après avoir refermé la porte derrière lui, il resta là un moment, cherchant à comprendre ce qui s’était passé dans l’esprit de Judith. Était-elle sincère ou bien jouait-elle un nouveau rôle : celui de l’épouse repentante et résignée ? Mais le dernier regard qu’elle lui avait lancé n’évoquait en rien la douceur et la résignation et, avec une telle femme, tellement imprévisible, tellement sujette aux volte-face de ses caprices, on pouvait s’attendre à tout. Il la savait sûre de sa beauté et de son charme. En outre, l’autre soir, il lui avait laissé voir, comme un imbécile, quel empire cette beauté pouvait encore avoir sur ses sens. Peut-être Judith
Weitere Kostenlose Bücher