Haute-savane
d’amour, à obtenir de lui ce qu’elle désirait. S’il voulait qu’elle devienne sa maîtresse, il faudrait bien que ce nigaud la laisse embarquer clandestinement quand le navire mettrait le cap sur les Antilles… Et, là-bas, il serait peut-être plus facile encore de mettre ses projets à exécution…
Pendant ce temps, à Mount Morris, Gilles s’accordait la douceur d’une soirée paisible. Le départ de Fanchon lui avait causé une sorte de soulagement, un peu égoïste sans doute, car, même si la fille ne s’était pas livrée à ce débordement de confidences infâmes auprès de l’innocente Madalen, il lui devenait pénible, à lui-même, de vivre au contact perpétuel d’une femme qui, en dépit de ce qu’elle avait promis, ne cessait d’espionner ses faits et gestes et de brandir comme un javelot le souvenir de leurs fugitives relations.
Ce soir, tout était bien, aussi bien tout au moins qu’on pouvait l’espérer d’une maison où une femme en avait tué une autre. Bientôt, ce serait le départ et tous partiraient car Pierre, tout à l’heure, était venu dire, tout heureux, que sa sœur avait décliné la demande de Ned Billing, au grand désappointement de Mrs. Hunter.
En compagnie de Pongo, Gilles, après le souper, s’en alla fumer sa pipe dans le parc embrasé par les derniers rayons du soleil. L’air était merveilleusement pur et d’une transparence de cristal. À pas tranquilles, les deux hommes allèrent s’asseoir sous le grand magnolia dont les fleurs embaumaient le soir. Sans dire un mot, simplement satisfaits d’être ensemble, ils restèrent là jusqu’à ce que la nuit eût allumé toutes ses étoiles.
1 . Black Sam allait devenir prochainement le premier maître d’hôtel du premier président des États-Unis.
2 . Cf. Le Gerfaut des brumes , tome I.
3 . Le « carreau » équivaut à l’hectare 13.
DEUXIÈME PARTIE
UNE ÎLE SOUS-LE-VENT…
CHAPITRE VI
MOÏSE
Le Gerfaut n’était plus qu’a deux cents miles des débouquements des îles Turks, passage obligatoire à travers les Lucayes 1 pour atteindre Saint-Domingue, lorsque la présence de Fanchon dans la cale aux provisions du navire fut découverte par un jeune matelot que le capitaine Malavoine avait envoyé lui chercher une bouteille de rhum.
La jeune femme gisait inanimée au milieu de l’espace laissé libre entre les tonneaux et les sacs, là où l’avait jetée le violent ouragan qui venait de secouer le navire au passage du Tropique du Cancer. On était alors au milieu du mois de juillet, c’est-à-dire que l’on avait atteint l’« hivernage », la saison des pluies, la mauvaise saison qui faisait régner tempêtes et brouillards sur le golfe du Mexique et la mer Caraïbe.
Fanchon était dans un état de saleté pénible. Elle avait au front une écorchure couronnant une bosse qui enflait à vue d’œil et, quand on la ramassa pour la ramener sur le pont, elle sortit de son évanouissement en poussant un grand cri puis perdit connaissance de nouveau. On s’aperçut alors qu’elle avait également un bras cassé.
Il n’y avait rien d’autre à faire que l’installer dans une couchette et la remettre aux soins des femmes qui s’empressèrent autour d’elle, oubliant un instant leur surprise et leur curiosité naturelles pour ne songer qu’à soulager sa souffrance.
Aidées de Judith elle-même qui, cette fois, avait magnifiquement supporté le voyage, Anna et Madalen déshabillèrent la passagère clandestine, la lavèrent autant qu’il était possible et la revêtirent d’une chemise de nuit propre avant de la confier aux soins du capitaine Malavoine que les longues années passées en mer avaient pourvu de certaines connaissances médicales. Il étira le bras blessé, non sans arracher à sa patiente d’affreux hurlements, posa des attelles et banda le tout fortement.
— Cela ira bien jusqu’à ce que nous soyons au Cap Français, confia-t-il à Judith, qui supervisait l’opération. Il y a de vrais médecins là-bas et même un hôpital. Votre femme de chambre pourra recevoir alors tous les soins nécessaires.
Judith considérait Fanchon d’un air rêveur. Elle avait été extrêmement contrariée lorsque Gilles lui avait appris qu’il avait renvoyé, sans même l’en avertir, une femme dont elle aimait les services et à laquelle elle s’était attachée. L’explication qu’on lui avait fournie l’avait choquée, sans doute, car aucune femme
Weitere Kostenlose Bücher