Haute-savane
tourna vers lui était plein d’orage et de soupçon.
— Vous êtes bien certain, monsieur Ménard, de n’être point à l’origine de cette aventure ? Vous me semblez savoir parfaitement comment les choses se sont passées.
Le jeune homme devint rouge brique mais ce fut l’indignation qui se peignit sur sa figure.
— Oh ! monsieur de Tournemine ! s’écria-t-il offusqué. Comment pouvez-vous supposer que je puisse, moi, m’intéresser assez à une femme de chambre pour l’introduire subrepticement sur le navire que j’ai l’honneur de commander en second ? Mes aspirations sont tout de même plus hautes.
Gilles haussa les épaules et lui tourna le dos. Ce jeune crétin, il ne l’ignorait pas, était entiché de noblesse, y avait des prétentions et s’efforçait de se faire appeler Ménard de Saint-Symphorien, ce qui avait le don d’agacer prodigieusement le capitaine Malavoine qui se donnait un mal fou pour ne jamais prononcer son nom correctement, l’appelant Benard ou Panard quand ce n’était pas M. de Saint-Truc ou Saint-Machin.
Mais au fond tout cela était bien innocent et Gilles n’y voyait guère d’inconvénients. En revanche, il n’aimait pas du tout les regards langoureux dont le jeune homme couvrait Madalen chaque fois qu’il l’apercevait. Madalen dont les beaux yeux ne se tournaient plus jamais vers lui, Madalen qui le fuyait presque ostensiblement, Madalen qui ne lui adressait plus jamais la parole, sinon pour le saluer.
D’autre part, elle s’attardait volontiers auprès de Ménard quand elle venait respirer sur le pont et Tournemine, exaspéré, n’eût pas été fâché de découvrir, avec l’aventure de Fanchon, un prétexte valable pour obliger le jeune homme à mettre sac à terre. Apparemment, ce n’était pas encore pour cette fois, mais Gilles s’en consola en pensant que l’arrivée n’était plus éloignée et qu’une fois à Saint-Domingue Madalen n’aurait plus guère l’occasion de voyager à bord du Gerfaut qui d’ailleurs serait souvent en mer pour le service de la plantation.
Comme l’équipage attendait toujours sans que personne soufflât mot, Judith s’approcha de son époux.
— Je voudrais vous parler de cette malheureuse affaire, dit-elle. Je ne crois pas que vous tiriez quoi que ce soit de ces hommes car ils n’ont pas l’air d’être plus au courant que vous et moi…
— Comme vous voudrez. Capitaine, veuillez disperser l’équipage ! Après tout, le cas n’est pas pendable et il est possible que cette fille ait agi seule. Je vous écoute, madame, ajouta-t-il en offrant son bras à la jeune femme pour faire quelques pas.
Tous deux remontèrent jusqu’à la rambarde arrière et s’immobilisèrent près des lanternes de poupe. De là ils pouvaient embrasser du regard l’ensemble du bateau où l’équipage retournait à son travail ou à son repos, mais le vent, assez vif, gonfla comme un ballon la robe d’indienne fleurie que portait Judith et elle dut resserrer autour de sa tête l’écharpe de mousseline blanche qu’elle y avait enroulée.
— Voulez-vous que nous rentrions ? proposa Gilles. Ce vent vous dérange.
— Avez-vous oublié que je suis aussi bretonne que vous-même ? fit-elle avec un sourire. J’aime le vent, surtout ici. Il aide à supporter cette chaleur collante.
Puis, changeant de ton :
— … Gilles, qu’allez-vous faire de Fanchon ?
— Que voulez-vous que j’en fasse ? Quand nous serons au Cap Français, nous la ferons porter à l’hôpital afin qu’elle y reçoive des soins plus éclairés que ceux prodigués par Malavoine puis, une fois guérie, nous l’embarquerons à bord d’un bon navire à destination de la France. Grâce à Dieu, ils ne manquent pas car le trafic est intense entre Saint-Domingue, qui est la plus riche des colonies de la Couronne, et la métropole.
— La rembarquer après tout ce qu’elle vient de subir et ce qu’elle subit encore ? N’est-ce pas exagérément cruel pour une faute somme toute fort mince ? Je ne sais, fit-elle avec un sourire, où vous espérez trouver des domestiques qui n’épient pas les faits et gestes de leurs maîtres et n’en discutent pas entre eux ? Voyez-vous, nous n’apprécions pas les choses de la même façon et j’aurais plutôt tendance, moi, à châtier un délateur. C’est manquer à l’esprit de corps que s’en aller répéter au maître ce qui se dit à l’office ou à la cuisine.
Choqué
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