Haute-Ville, Basse-Ville
policier.
— Aviez-vous des raisons de croire qu'elle était allée là ? Elle vous en avait parlé avant ?
— Non. Samedi elle devait revenir à la maison après le travail.
Gagnon ne savait trop que penser. La femme semblait craindre quelque chose, son mari était plutôt d'un calme olympien, comme si l'absence de sa fille ne lui paraissait ni surprenante ni inquiétante. Ce fut donc à lui qu'il adressa la question suivante :
— Monsieur Germain, s'est-il passé quelque chose à la maison susceptible de donner à votre fille le goût de s'enfuir ? Une querelle, des problèmes dans la famille ?
— Non, rien du tout. Elle pense qu'elle sera mieux ailleurs, je suppose.
— Des fois, ses frères sont durs avec elle, glissa sa femme.
D'un regard, le mari la fit taire. Elle s'interrompit, baissa les yeux de nouveau. Elle avait recommencé à se tordre les doigts. Des doigts gros comme des boudins, crevassés par les lessives, aux ongles tellement rongés qu'ils devaient saigner parfois. Avec des parents semblables la vie ne devait pas être rose tous les jours. Des frères dissipés, ajoutés à ce couple, pouvaient bien donner envie de s'envoler.
— Elle s'était disputée avec eux ?
La question s'adressait à la mère, mais celle-ci resta muette. Elle savait en avoir trop dit. Le mari, irrité, poussa un soupir avant de lancer:
— Non. Elle a été gâtée par ses parents. Elle voudrait vivre dans la Haute-Ville et être fille unique. Aucune reconnaissance pour tout ce qu'on a fait pour elle.
— Ses parents? Je ne comprends plus.
— Son nom, c'est Blanche Girard, la fille d'un frère de ma femme. Lui et sa femme sont morts de la grippe espagnole en 1918. Nous avons pris les deux filles chez nous. Comme on n'avait que des gars, on croyait qu'elles pourraient aider ma femme...
Il s'arrêta au milieu de sa phrase. Pour Gagnon, l'affaire se simplifiait. Prise entre des parents adoptifs aussi peu accueillants que ceux-là et trois garçons plus ou moins délinquants, la jeune fille avait décidé d'aller vivre ailleurs. Il allait tout de même jeter un coup d'œil pour s'assurer qu'il ne lui était rien arrivé de fâcheux.
— Etes-vous sûrs qu'elle n'est pas allée chez un parent ? Avez-vous vérifié partout ?
— Nous avons cherché toute la journée, hier. Son patron ne l'a pas vue depuis samedi dernier, dit le bonhomme. Nous avons fait le tour de toutes nos connaissances. Personne ne l'a vue.
— Bon. Vous allez me donner les noms et les adresses de ces parents. Il me faut aussi l'adresse de son employeur. Elle avait des amies, des filles de son âge chez qui elle pourrait être allée habiter ? Un amoureux ?
— On ne connaît pas toutes ses amies, elle n'amenait jamais personne à la maison. Pour les garçons, je suis certain qu'elle n'a jamais eu de cavalier. Ce n'était pas son genre, fit le père, de plus en plus ennuyé par l'interrogatoire.
Il avait les fesses au bord de la chaise, prêt à se lever
pour partir.
— Le temps de prendre les adresses de sa parenté en note et je vous conduis chez vous en voiture. J'aimerais que vous me donniez une photo d'elle. Vous devez en avoir une?
Quelques minutes plus tard, avec l'adresse de quelques oncles et tantes en poche, le lieutenant Gagnon se dirigeait vers Stadacona dans une Ford de la police, le vieux couple assis derrière.
Renaud Daigle avait quitté Québec en 1914, à bord de l'Empress of India. Il était tout juste âgé de vingt ans alors et il venait d'obtenir une bourse pour aller faire des études à l'Université d'Oxford. Il revenait à Québec en 1925, après onze ans d'absence. Il avait passé la majeure partie de sa «vie consciente» à l'extérieur du Québec. Pouvait-il vraiment penser à la province, ou même à la ville, comme à un chez-soi ? D'un autre côté, malgré leur politesse exquise, jamais les Anglais ne l'avaient considéré comme l'un des leurs. En plus de venir d'une colonie lointaine, il avait le mauvais goût de ne pas être d'origine britannique. Qu'il appartienne à l'une des nombreuses populations conquises, incapables de suffisamment de bon sens pour abandonner leur culture et adopter la leur, laissait les Anglais perplexes.
Les voyages en bateau avaient quelque chose d'intéressant par leur lenteur. On se sentait «en état de voyage»: on ne faisait pas que se déplacer, on avait le temps de passer d'un état
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