Histoire De France 1758-1789, Volume 19
baissent alors sensiblement, laissent ici et làdes lagunes, des flaques mortes. Il y a, dit-on, peu de fièvre, mais quelque chose de doux, de mou qui vous ralentit. Et l'âme aussi ne se sent que trop de ces molles douceurs.
Les nombreux canaux qui font de l'intérieur de la ville comme une petite Venise (sans caractère, sans monuments, de si peu de mouvement), rendent cette langueur plus sensible. Ils ont de petits brouillards vaporeux, jolis d'effet, plus qu'agréables à l'odorat. Ajoutez des rues en arcades, des passages obscurs mal tenus, des fenêtres du XVI e siècle, d'autres étroites et antiques, vieux vilains trous ornés de fleurs. Ces fleurs boivent l'impureté des canaux avec délices et n'en sont que plus charmantes.
Rousseau dit se rappeler tout cela avec volupté. L'étroite rue sous l'église (fermée alors en impasse) où logeait madame de Warens, entre l'évêque, les Cordeliers et la Maîtrise où il apprend la musique, c'est au vrai l'ancienne Savoie. Derrière la maison, le canal lourd et d'une eau peu limpide. Mais par-dessus il voyait la campagne, «un peu de vert.» Tous les germes de Rousseau sont là. Il y resta longtemps; mais surtout pendant six mois, il ne fit que les vingt pas qui séparaient les deux maisons, celle de maman et la Maîtrise. Tout lui est resté, dit-il, dans la même vivacité, la température de l'air, les beaux costumes des prêtres, le son des cloches, l'odeur, odeur bien mêlée sans doute et des fleurs et des canaux, des drogues pharmaceutiques que faisait la charmante femme, et qu'elle le forçait de goûter. Là ce cantique entendu la nuit qui le fit tant songer. Là la rêveuse promenadequ'il fit un jour de dimanche, pendant qu'elle était à vêpres, pensant à elle, avec elle espérant vivre et mourir... Mais moi-même ne rêvais-je pas? Voilà que sans le vouloir, je vais et je suis ce flot.
Plus de vingt ans passent. En vain. Le flux, le reflux des misères, la vie dure de l'homme de lettres dans l'agitation de Paris, les avortements, les demi-succès, les amis encyclopédistes, l'effort vers le paradoxe, la folle attaque aux sciences, l'hymne absurde à la vie sauvage, le travestissement romain, cela passe. Efforts vrais pourtant, sincères. Honnête tentative pour vivre de son travail, accorder la vie réelle avec la vie de pensée.
Ces vingt années passent. En vain. Sous tant de choses voulues, empruntées, artificielles, subsiste le Rousseau d'Annecy.
La cloche qu'il entendit là, sonne encore... Pauvre cœur de femme, sous le masque de Caton!... Pauvre, pauvre citoyen !
À peine il a fait entendre ce cri si fier, si sauvage ( Discours sur l'inégalité ), la même année il mollit. Il veut se refaire Génevois; mais pour cela il faut faire un premier pas en arrière. Il lui faut se refaire chrétien (1754).
Il ne s'agit point du tout d'abjurer son catholicisme qu'il a laissé depuis longtemps. C'est Diderot, l' Encyclopédie , réellement qu'il faut abjurer. Il glisse dans les Confessions un peu légèrement là-dessus. Mais les pasteurs établissent très-bien ( Gaberel , Rousseau , 62) qu'il ne fut admis qu'ayant satisfait sur tous les points à la doctrine , c'est-à-dire en délaissant la foi du XVIII e siècle, se séparant de ses amis et soumettant sa raison à la divinité de l'Évangile.
Cet écart fut augmenté, élargi habilement par les ministres de Genève. Ils l'opposèrent à Voltaire. M. Vernet, la même année, tira de Rousseau un billet contre lui très-outrageant. M. Roustan le décida à écrire à Voltaire sa lettre respectueuse, mais irritante, accablante contre le poème de Lisbonne. Le jeune Vernes obtint de lui, malgré son hésitation et sa répugnance, qu'il écrivît la Lettre sur les spectacles contre d'Alembert, Voltaire, les encyclopédistes.
Jamais Rousseau cependant n'eut le cœur moins polémique. Établi à l'Ermitage de Montmorency (9 avril 1756) dans une gentille maisonnette où le logea madame d'Épinay, il y sentit dès le printemps un attendrissement tout nouveau, se retrouva le Rousseau d'Annecy et des Charmettes. Disposition peu rare alors. La veille des grandes catastrophes (la guerre de Sept Ans commençait), il y a de ces attendrissements singuliers de l'âme humaine. De 1755 à 1758, Gessner donne son Daphnis , les Idylles , la Mort d'Abel , qu'on traduit en toutes langues et que Diderot porte aux nues. Voltaire n'exalte pas moins Saint-Lambert, et ses Saisons , faible imitation de Thompson, que
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