Histoire De France 1758-1789, Volume 19
Tout était prêt. Le monde avait travaillé, et taillé toutes les pierres pour le grand metteur en œuvre. Sidney, Locke, Mably, Morelly, Diderot (dans les discours ardents qui firent aussi Raynal) lui préparaient sa politique. Ajoutez-y nombre d'articles admirables et trop publiés de l' Encyclopédie (art. Autorité , etc.). Une demoiselle génevoise, mademoiselle Huber, la tante des grands naturalistes, dès 1731, écrit un Vicaire savoyard [6] .
Mais avec tout cela, n'ayant encore que la forte langue, ferme et serrée et tendue de nos meilleurs réfugiés (cette langue que Voltaire lui-même estimait dans La Beaumelle), il n'aurait été jamais qu'un habile rhéteur génevois, qui, par de hardis paradoxes, avait surpris l'attention. Il n'eût jamais dépassé le succès du faux sauvage, l'éloquente déclamation du Discours sur l'inégalité .
La force, la force magique, c'est que Rousseau tout à coup parle une langue inconnue.
On l'entend pour la première fois dans la Lettre sur les spectacles (1758). On est ému et surpris. Pas un mot de déclamation. Peu de nouveau. Il reprend l'idée des auteurs chrétiens (Bossuet, Nicole, etc.) sur les dangers du théâtre. Mais quand il parle de la Suisse, des mœurs antiques, innocentes, il devient attendrissant. Une mélodie inconnue s'entend. Et le cœur échappe à ce chant de Pergolèse: «Je suis au-dessous de moi-même. Une fermentation passagère produisit en moi quelques lueurs de talent. Il s'est montré tard, il s'est éteint de bonne heure. En reprenant mon état naturel, je suis rentré dans le néant. Je n'eus qu'un moment, il est passé. J'ai la honte de me survivre. Lecteur, si vous recevez ce dernier ouvrage avec indulgence,vous accueillerez mon ombre; car pour moi je ne suis plus.»
Qu'est-ce ceci? qu'est ce miracle? qu'il est changé! Combien sa langue est tout à coup dénouée ! Le cœur pour la seconde fois a fondu. Madame d'Houdetot a rouvert la source chaude qu'ouvrit madame de Warens. C'est comme ces eaux thermales longtemps captives; un enfant par hasard a frappé le roc; un flot brûlant, écumant, va inonder la vallée.
Il y a dans la Julie un curieux phénomène qu'on sent bien en Savoie, en Suisse. C'est un vent doux, dissolvant, qui par moment franchit les monts, fond les neiges, énerve les forces. C'est ce qu'ils appellent le fœhn . Les cœurs aussi en sont malades, troublés, orageux, alanguis.
On a pu le remarquer, Julie, Saint-Preux, ne citent que les poètes italiens, surtout le Tasse et Métastase. Ils sont enivrés de musique italienne, et nient toute autre. Le seul paysage est suisse; mais les deux amants rappellent bien plus la Savoie. Leur langue, sauf les moments où elle est forcée, outrée par Rousseau, est celle de cette société dont le commerce charmant fit madame de Warens. Ce pays, si peu productif littérairement, qui semble en être toujours à saint François de Sales, en revanche a gardé les grâces d'une France qui n'est plus celle-ci. Mi-gauloise, et, bon gré mal gré, mêlée d'un souffle d'Italie, ayant Turin pour capitale, la Savoie eut une influence qu'on n'a pas appréciée. Esprit tout à fait contraire à la Suisse et au Dauphiné. De Turin et de Chambéry nous vinrent ces femmes charmantes, d'apparente naïveté(la grâce du petit Savoyard), comme la duchesse de Bourgogne, la fine comtesse de Verrue, une reine, madame de Prie, et la Tontine et la Doguine, les deux sœurs sorties d'Annecy, qui conquirent et gardèrent Paris, et furent belles un demi-siècle.
Rousseau n'a pu, quoique rhéteur, et encore empêtré de sa toge romaine, Rousseau, dis-je, n'a pu tout à fait gâter cette jolie langue qui, dans son drame personnel, lui revint invinciblement du cœur, en sortit par torrents. Il garde de son premier rôle des gaucheries singulières, de grotesques réminiscences de Rousseau-Mably, par exemple, quand il appelle sa Julie «une Agrippine» (cinquième partie, lettre 7). Non moins ridiculement il prit le titre à la mode du grand succès de cette année. En 1758, Colardeau avait éclaté par sa poésie d' Héloïse , et on ne parlait d'autre chose. Rousseau appelle sa Julie Nouvelle Héloïse . À tort. Autant, dans l'immortelle légende d'Héloïse et d'Abailard on sent l'héroïque élan, l'émancipation de l'esprit nouveau, autant le roman de Rousseau, avec d'apparentes hardiesses, est opposé à cet esprit. Il désespère de la raison. Il inaugure la rêverie, ce narcotisme qui depuis a
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