Histoire De France 1758-1789, Volume 19
L'effronté Beaumarchais, spéculateur heureux et auteur applaudi, dans son frétillement, agent de Du Barry ou courrier de la Reine (1774), avait tout gagné, hors l'honneur. Mais, attentif à tout, finement il odore d'où va souffler la gloire, il pressent le grand cœur généreux de la France, s'empare de l'affaire d'Amérique.
Les insurgents tirent l'épée en avril 1775. Et à l'instant une voix de la France répond, les proclame invincibles (25 septembre).
Voix très-retentissante, celle de l'homme du succès, de celui qui dans les affaires, comme au théâtre, a si bien réussi, la voix de Beaumarchais. Il arrive de Londres, jure que l'Anglais enfonce et que l' Américain vaincra .
Forte parole d'évocation magique qui plus que cent vaisseaux aida au grand événement. C'était la publicité même. On dit même la chose jusqu'au bout de l'Europe. Peu de journaux. Les cafés suppléaient, et la parole bien autrement ardente. Tous avaient dans l'esprit le livre de Raynal (depuis 1770), livre si oublié, mais si puissant alors, qui, pendant vingt années, fut comme la Bible des deux mondes. Au fond des mers des Indes, dans la mer des Antilles, on dévorait Raynal. Toussaint-Louverture, qui déjà a trente-neuf ans alors, l'apprend par cœur avec son Ancien Testament. Bernardin de Saint-Pierre s'en inspire à l'île de France. L'Américain Franklin, si fin et si sagace, place tout son espoir au pays de Raynal.
Pourquoi? c'est le plus beau. Nous devrions, ce semble, haïr ces colons qui ont pris les pays découverts par nous, qui tuent nos amis les sauvages, qui choisissent pour général Washington, l'homme même dont le nom ouvrit tristement la guerre (1755) par l'accident de Jumonville. Grands motifs pour haïr? Cela n'arrête rien. L'Amérique est reçue sur le cœur de la France, et la France lui dit: «Tu vaincras!»
Admirable intriguant! avec quelle foi hardie ce Beaumarchaisrépond de la victoire! comme il est sûr de ce qu'il dit! Ils vaincront. Ils n'ont point de poudre, et ne savent pas même en faire. Ils vaincront, car ils sont sans armes, sinon de vieux fusils de chasse. C'est justement cela qui emporte la France: La justice, le Droit désarmé!
Le prévoyant Franklin avait arrangé deux machines, l'une en France, l'autre en Angleterre. En France, il avait un ami, le médecin Dubourg, lié avec Vergennes, et qui obtint quelques secours secrets. Tout cela était lent. L'Angleterre achetait, lançait sur l'Amérique une armée de Hessois, ces durs soldats du Rhin. Les heures étaient comptées. La chance était mauvaise, si la brûlante activité de Beaumarchais n'eût tiré de l'argent d'ici et de l'Espagne, et tout, armes, habits, canons, jusqu'aux chaussures, n'eût mis là sa fortune, celle de ses amis, dans la scabreuse affaire, excellente pour se ruiner.
Tout y était obscur, la question elle-même de savoir si vraiment l'Amérique voulait être délivrée. Nul accord, et personne n'eût pu dire la majorité. Sparks (tr. Guizot) nous dit la chose au vrai. Les royalistes étaient au moins aussi nombreux. Les fils des puritains, malgré tout ce qu'on croit, n'étaient nullement républicains. Leur grand livre, les Psaumes, c'est le livre d'un Roi. La Bible, sur la royauté, comme sur tout, dit le pour et le contre. Ces gens d'esprit biblique étaient des sujets fort soumis, attachés à leur George, admirateurs aveugles de l'Angleterre, chapeau bas devant elle, éblouis de lord Clive et de la conquête des Indes, stupéfaits de cette grandeur.
L'Amérique avait pu lutter dans la limite de la constitution, résister vertueusement par l'abstinence et se passer de thé; elle avait pu même s'armer contre les soldats mercenaires; mais elle avait de grands scrupules. Personne n'eut osé lui parler de renier sa mère, pas un Américain. Nul n'eût eu ce courage impie.
Il fallait un impie, un brutal, pour lui dire cela, lancer le grand blasphème, le mot d'arrachement qui devait la créer, la tirer du néant, le mot créateur: «Sois!»
La savane, la libre forêt, ne donnent point ces grandes puissances. On ne trouve cela qu'au fond du peuple même, aux grandes foules, aux vieilles cités. Le rusé bonhomme Franklin sut déterrer la chose à Londres.
C'était un certain Thomas Paine, ouvrier-matelot magister, qui avait traversé toute chose. Fils de quaker, il avait le calme de ses pères. C'était un homme fort, qui allait devant lui, sans soupçonner d'obstacle et sans respecter rien, ne
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