Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La Bataille

La Bataille

Titel: La Bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
de se
présenter puisque seuls les aides de camp de Berthier avaient le droit de
porter des pantalons rouges, qui leur servaient de laissez-passer : ils
apportaient toujours des directives de l’état-major, c’est-à-dire de Napoléon
lui-même. Cela n’empêchait pas les troufions de considérer ces privilégiés sans
sympathie, et le dragon auquel Lejeune confia son cheval de luxe lorgna avec envie
les fontes et la selle dorée. Tout autour, des hommes débraillés avaient sorti
sur le pavé des cathèdres et les chaises en tapisserie des salles du
rez-de-chaussée. Quelques-uns, comme des corsaires, tiraient sur de longues
pipes fines en terre. Ils se pavanaient devant des bivouacs dont ils
alimentaient le feu de marqueteries d’ébène arrachées et de violons. Certains
buvaient du vin à même le tonneau, avec des pailles, et ils se donnaient des
bourrades en riant, jurant, se crachant dessus. D’autres coursaient une bande
d’oies braillardes ; ils essayaient de leur trancher le cou à la volée, de
leurs sabres, pour les rôtir sans même les vider, et les plumes blanches
volaient, qu’ils se lançaient au visage par poignées comme des gosses.
    Dans les bâtiments, des soudards avaient lacéré par jeu des
portraits de famille ; la toile des tableaux pendait en lanières
lamentables. Avant l’escalier de marbre, un artilleur déguisé en femme, roulé
dans une robe de bal, indiqua son chemin à Lejeune en prenant une voix de
fausset, sous les hoquets de rire de ses compagnons de saccage, eux aussi
costumés, l’un d’une perruque poudrée qui lui tombait sur le nez, l’autre d’une
redingote moirée de couleur puce dont il avait craqué le dos en
l’enfilant ; un troisième remplissait son bonnet de police de cuillers et
de timbales argentées sorties d’un meuble à gros ventre qu’il avait fracassé.
Avec une moue dégoûtée, Lejeune monta à l’étage où le maréchal avait des
appartements. Ses bottes crissaient sur de la porcelaine en miettes. Dans un
salon qui s’ouvrait sur un balcon à colonnade torse, des officiers, des
ordonnances, des commissaires en civil caquetaient en choisissant des
chandeliers ou des vases que leurs domestiques fermaient dans des caisses
bourrées de paille. Un colonel des hussards lutinait sur un sofa la fille d’un
fermier du voisinage, requise comme ses sœurs au service d’un escadron. Grimpé
sur une console en bois de rose, un valet de chambre à gants blancs
entreprenait de décrocher un lustre : Lejeune lui attrapa les mollets en
lui demandant de l’annoncer.
    — Ce n’est pas mon office, dit le valet tout affairé à
son larcin.
    Alors Lejeune, d’un brusque coup de botte, renversa la
console, et le valet resta pendu à son lustre en gigotant et en piaillant, ce
qui amusa beaucoup la compagnie ; on applaudit Lejeune ; remarquant
soudain son uniforme de l’état-major, un général de brigade lui offrit du vin
allemand dans une tasse, quand une porte s’ouvrit à deux battants.
    Masséna, en robe et babouches de sultan, entra dans le salon
en hurlant :
    — Pouvez pas gueuler moins fort, tas d’vermines !
    Borgne, le visage épais mais un nez en bec, des cheveux
noirs et drus coiffés brefs à la Titus, le maréchal avait une belle voix forte,
mais il n’obtint qu’un brouhaha au lieu du silence, et, voyant Lejeune, le seul
digne dans la cohue, il lui commanda :
    — Venez, colonel.
    Puis il tourna un dos vaguement courbe pour regagner sa
chambre, aussitôt suivi par le messager de l’Empereur. Au tournant d’un
couloir, Masséna s’arrêta net devant une pendule massive en or et vermeil qui
figurait des anges dodus frappant sur une sorte de gong :
    — Qu’est ce que vous en pensez ?
    — De la situation, Monsieur le duc ?
    — Mais non, espèce de noix, de cette pendule !
    — À première vue, c’est une jolie pièce, dit Lejeune.
    — Julien !
    Un valet en livrée grenat surgit de nulle part.
    — Julien, dit Masséna, on emporte ça.
    Il désigna la pendule, que l’autre prit avec soin dans ses
bras, en soufflant car elle était lourde. Une fois dans la chambre d’angle,
Masséna se posa au bord d’un lit à baldaquin de velours et demanda enfin :
    — Eh bien jeune homme, quels sont les ordres ?
    — Construire un pont flottant sur le Danube, à six
kilomètres au sud-est de Vienne.
    Masséna restait impassible devant n’importe quelle tâche. À
cinquante et un ans, il avait déjà tout subi et

Weitere Kostenlose Bücher