La Bataille
dans l’herbe que certains mouillaient de sang. Un capitaine se
tenait contre un arbre, l’œil gauche caché par un mouchoir taché de rouge, et
il grimaçait en serrant sa pipe à s’en fêler les dents. Paradis aida à soulever
un dragon qui avait pris un coup de lance sur le côté du front et on voyait
l’os entamé. Puis ce fut un voltigeur qui hurla quand on le posa dans le char
sur les paquets de foin ; il avait l’omoplate éclatée et Morillon, en
expert, commenta :
— Faudra exciser des bons lambeaux de chair pour
enlever ces petits morceaux d’os…
— Vous opérez, vous aussi, Monsieur Morillon ?
demanda Paradis ébloui par tant de science.
— J’assiste le docteur Percy, vous le savez bien !
— Et c’malheureux, y tiendra ?
— Je ne suis pas devin ! Allez ! On se
presse !
On entendait à nouveau les bruits de la bataille.
Ils semblaient se rapprocher. Les Autrichiens ne reculaient
donc plus. Les blessés se tassaient dans le char qui fit demi-tour vers le
petit bois et le Danube. Paradis essuya dans l’herbe ses deux mains rouges et
poisseuses, il avait la tête remplie de gémissements mais il était fier de sa
nouvelle mission : le docteur Percy et ses aides arriveraient bien à sauver
quelques corps des vers de terre.
À peu de distance du petit pont où ils allaient décharger
leur piteuse cargaison, les ambulanciers coupèrent le chemin d’une
procession ; des tirailleurs transportaient sur une planche le corps d’un
officier qui se convulsait.
— Houlà ! dit Paradis. C’est au moins un colonel,
avec c’te collection de dorures sur la poitrine !
— Le comte Saint-Hilaire, lâcha Morillon qui
connaissait de vue les généraux de l’Empire.
Paradis, oubliant les blessés qu’il avait ramassés, se posta
contre la porte de l’ambulance. Les soldats déposaient le corps de l’officier
sur la table de Percy :
— Il a eu le pied gauche emmené par la mitraille…
— Je vois ! disait Percy en déchirant ce qui
restait de botte, et il hurla : De la charpie !
— Y en a plus.
— Un bout de veste, un chiffon, de la paille, de
l’herbe, n’importe quoi !
Paradis lacéra un pan de sa chemise et le tendit au docteur.
Celui-ci le prit pour éponger son front en sueur. Il était épuisé. Il n’avait
cessé d’amputer depuis la veille. Sa vue se brouillait. Avec un cautère
incandescent il brûla la plaie pour tuer les nerfs.
Saint-Hilaire ouvrit grand la bouche comme pour crier, se
contenta de grimacer, se contracta, se raidit et retomba sur la table au moment
où Percy lui sciait la cheville car le tétanos s’y était mis. Le docteur
s’interrompit, souleva la paupière du patient et annonça :
— Messieurs, vous pouvez emporter votre général. Il
vient de mourir.
Paradis ne sut pas si le général Saint-Hilaire avait eu
droit à une sépulture, ou si on attendait de le ramener à Vienne, car Morillon
l’envoya avec dix ambulanciers s’occuper du bouillon des blessés. Ils y
allèrent en rechignant mais la corvée n’était pas dangereuse. Le ravitaillement
restait sur la rive droite avec Davout, personne ne pouvait se battre ni
survivre avec l’estomac vide, et les bataillons de Percy devaient assister les
cuisiniers des cantines roulantes. Des équipes avaient arpenté cette nuit la
petite plaine pour y repérer les chevaux crevés dont la panse commençait à
ballonner, ils avaient attaché ces bêtes à des cordes, des haridelles de
l’artillerie les avaient tramées dans les parages de l’ambulance : il y
avait un affreux amoncellement de museaux, crinières, sabots, jarrets. Paradis
et ses nouveaux collègues devaient les débiter avec des épées émoussées ou des
tranchoirs ; ensuite, ces quartiers de viande fraîche seraient jetés dans
des cuirasses récupérées, arrosés avec l’eau terreuse du Danube, mis à bouillir
sur une collection de feux ; on assaisonnerait avec de la poudre. Paradis
découpait donc quand une troupe de voltigeurs affamés se présenta :
— Tu vas pas donner tout ça aux mourants ?
— Vous avez vos rations, répondit Gros-Louis, qui
dirigeait les apprentis bouchers.
— On a des gamelles vides.
— Eh ben tant pis !
Les voltigeurs les entouraient et menaçaient de leurs
baïonnettes :
— Poussez-vous !
— Si tu veux d’l’escrime, dit Gros-Louis en levant son
hachoir, les Autrichiens t’réclament !
— Et puis dans la plaine, ajouta Paradis, y en a
Weitere Kostenlose Bücher