La Bataille
forces
principales contre notre centre. Il dirige lui-même l’offensive avec les douze
bataillons de grenadiers d’Hohenzollern…
— Le ravitaillement ?
— Davout nous envoie des munitions comme il peut, par
barques, mais les rameurs ont du mal à ne pas dériver en aval de l’île.
— Lannes ?
— Son aide de camp va informer Votre Majesté.
Berthier montra du doigt le capitaine Marbot, installé sur
un caisson, qui effilochait de l’étoupe pour en garnir une blessure qu’il avait
à la cuisse, qui saignait, teintait son pantalon. L’Empereur lui dit :
— Marbot ! Seules les estafettes du major général
ont le droit de porter des culottes rouges !
— Sire, j’y ai droit sur une seule jambe.
— Votre tour vient bien souvent !
— Rien de grave, Sire, juste de la chair envolée.
— Lannes ?
— Il entretient le combat en ramenant les soldats de
Saint-Hilaire contre Essling.
— En face ?
— Au début de l’affrontement, les grenadiers hongrois
effrayaient les plus jeunes recrues, qui n’avaient jamais vu des gaillards si
hauts et si moustachus, mais Son Excellence a su les enthousiasmer en leur
criant : « Nous ne valons pas moins qu’à Marengo et l’ennemi ne vaut
pas plus ! »
L’Empereur fit une moue et ses yeux bleus s’égarèrent un
moment dans le gris, car il avait, comme les chats, cette capacité d’en changer
la couleur selon ses états d’âme. Marengo ? L’exemple de Lannes était
maladroit. Bien sûr, l’infanterie de Desaix avait enfoncé les grenadiers du
général Zach, ceux-là que l’Archiduc conduisait aujourd’hui, mais il s’en était
fallu de très peu. La cavalerie de Kellermann, le fils du vainqueur de Valmy,
avait alors mené une charge décisive, mais si le corps d’armée du général
autrichien Ott était arrivé à temps ? Napoléon pensa à Davout qui n’était
pas arrivé à temps. À quoi tiennent les victoires ? À un retard, à un coup
de vent, au caprice d’un fleuve.
— Vérifiez, colonel.
Le général Boudet poussa Lejeune dans une casemate en
planches bricolée avec des montants d’armoires et de coffres. Cette partie des
fortifications d’Essling offrait un panorama de la plaine, et on y contrôlait
les mouvements de l’armée adverse sans trop de risques. Lejeune regarda comme
on l’y invitait. Boudet insistait avec un air las :
— Nous allons bientôt avoir plusieurs régiments sur le
dos. L’Archiduc n’a pas pu franchir les bataillons de Lannes et les escadrons
de Bessières, alors il se reporte avec raison sur ce village qu’il suppose
moins garni de troupes. Des heures et des heures de fusillade et de
bombardements nous ont mis à genoux. Les hommes ont sommeil, ils ont faim, ils
commencent à avoir peur.
Lejeune voyait les régiments hongrois avancer en effet vers
Essling en ordre d’assaut, ils allaient buter par vagues énormes contre ces
faibles barricades de meubles et de pierres qui ne résisteraient pas longtemps.
Ils allaient submerger par leur nombre la division déjà décimée du général
Boudet. Au milieu de l’infanterie et des colbacks de fourrure noire, l’Archiduc
en personne, drapeau à la main, guidait le flot qui partait assaillir le
village. Les voltigeurs en sentinelles, muets, assistaient à cette mise en
place avec des frissons ou de l’abattement.
— Portez la nouvelle à Sa Majesté, demandait le général
à Lejeune. Vous avez vu, vous avez compris. Si je ne reçois pas très vite de
l’aide, nous courons au désastre. Une fois dans Essling, les Autrichiens
pourront atteindre le Danube. La cavalerie de Rosenberg piaffe derrière le
bois, par cette faille elle pourra s’introduire et couper nos arrières. L’armée
entière sera prise en tenaille.
— J’y cours, général, mais vous ?
— J’évacue le village.
— Jusqu’où ?
— Jusqu’au grenier, un peu en retrait, à l’extrémité de
l’allée des ormes. Il a des murs épais, des lucarnes, des portes renforcées de tôle.
J’y ai déjà fait porter ce qui nous reste de munitions et de poudre, nous
allons tenter d’y résister le plus possible. C’est une forteresse.
Un obus tomba en fusant à quelques mètres d’eux, puis un
autre. Un mur s’éboula. Une toiture prit feu. Le général Boudet passa la main
sur son visage aux traits marqués :
— Dépêchez-vous, Lejeune, ça commence.
Le colonel remonta à cheval, mais Boudet le retint :
— Vous direz à Sa
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