La Bataille
était devenu une ville camouflée, sortie des
fourrés et des roseaux, avec des rues bordées de réverbères, des fortifications
solides, des canaux assainis pour qu’y arrivent des bateaux de farine et de
munitions. Ici, une fabrique. Là, des fours où l’on cuisait le pain. Là encore,
dans une clairière fermée de barrières, on avait amené des troupeaux de bœufs.
Dans les abbayes voisines ou dans les caves des bourgeois de Vienne, l’armée
avait saisi du vin pour égayer la troupe et les ouvriers, car douze mille
marins et autant d’ingénieurs, de charpentiers, travaillaient à la construction
de trois grands ponts sur pilotis, protégés en amont par une estacade de
poutres qui arrêterait les objets flottants. Les Autrichiens, qu’on apercevait
sur la rive d’Essling, ne pouvaient voir les canons de gros calibre pointés sur
eux. Le colonel Sainte-Croix, chaque matin, après avoir inspecté l’état des
travaux, courait à Schönbrunn pour en raconter la progression à l’Empereur. Les
sentinelles et les chambellans avaient appris à le connaître, ils le respectaient,
il devenait un familier et entrait sans frapper dans le salon des Laques.
Le 30 mai, à sept heures du matin, Sainte-Croix trouva
l’Empereur qui buvait son verre d’eau.
— Vous en voulez ? dit l’Empereur en montrant la
carafe. La source de Schönbrunn est fraîche et très délicieuse.
— Je crois Votre Majesté, mais je préfère le bon vin.
— D’accordo ! Constant ! Monsieur
Constant, vous enverrez au colonel deux cents bouteilles de bordeaux et autant
de champagne.
Ensuite, l’Empereur et son nouveau favori montaient dans la
berline qui les conduisait à Ebersdorf devant les ponts. Dans ce village,
Napoléon s’arrêtait quelques instants pour visiter le maréchal Lannes dont la
santé vacillait. Son agonie s’éternisait. Ce matin, Marbot avait quitté le
chevet du mourant ; il attendait devant les écuries, appuyé sur une canne
à cause de sa cuisse endolorie. L’Empereur le vit en descendant de sa
berline :
— Le maréchal ?
— Il est mort ce matin, Sire, à cinq heures. Dans mes
bras. Sa tête est retombée sur mon épaule.
L’Empereur grimpa à l’étage et demeura une heure auprès du
corps, dans cette chambre empuantie, puis il félicita Marbot de sa loyauté et
lui demanda de faire embaumer le maréchal avant de le rapatrier en France.
Pensif, il suivit Sainte-Croix qui lui montrait les derniers travaux. Il se
taisait. Il ne rouvrit la bouche qu’en arrivant sous la tente de Masséna. Le
duc de Rivoli avait une jambe bandée et le reçut dans son fauteuil.
— Quoi ! Vous aussi ? Que vous est-il donc
arrivé ? La bataille est finie, que je sache !
— Je suis tombé dans un trou caché par un fourré, et
depuis je boitille. À mon âge, les os sont fragiles, Sire.
— Prenez vos béquilles et suivez-moi.
— Mon médecin doit changer le pansement toutes les
heures, Sire, n’allons pas trop loin.
Masséna clopina derrière l’Empereur et Sainte-Croix qui
expliquait le fonctionnement des bateaux de débarquement qu’il avait mis en
chantier :
— Chaque barque, Sire, peut contenir trois cents
hommes. À la proue, vous voyez, il y a un mantelet pour s’abriter derrière, et
dès que nous touchons la rive, il se rabat et sert de passerelles pour sauter à
terre.
L’Empereur visita plusieurs ateliers et les fortifications,
puis il souhaita se promener sur le rivage de sable où ses soldats se
baignaient d’habitude sous le regard amusé des Autrichiens. Pour écarter les
risques, Napoléon et le maréchal revêtirent des capotes de sergents.
— Dans un mois nous attaquons, dit l’Empereur. Nous
aurons cent cinquante mille hommes, vingt mille chevaux, cinq cents canons.
Berthier me l’a certifié. Qu’est-ce que c’est, là-bas, au fond de la
plaine ?
— Les baraques du camp de l’Archiduc.
— Si loin ?
L’Empereur, avec une brindille, dessina un plan sur le
sable :
— Dans les premiers jours de juillet, nous passons en
force. MacDonald et l’armée d’Italie, Marmont et l’armée de Dalmatie, les
Bavarois de Lefebvre, les Saxons de Bernadotte ; vos divisions, Masséna,
se portent entre les villages…
Il redressa la tête pour observer la plaine.
— Masséna, et vous Sainte-Croix, je vous le dis, là où
l’Archiduc a planté ses baraques, ce sera sa tombe ! Comment s’appelle ce
plateau où il s’adosse ?
— Wagram,
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