La chance du diable
capitulerait tout en continuant de défendre le Reich à l’est et introduirait un régime démocratique. Non sans difficulté, il fallut ensuite veiller à ce que Gersdorff fut assez près de Hitler pour accomplir l’assassinat et savoir à quel moment exactement commencerait la cérémonie. Compte tenu des mesures de sécurité, trahir de tels détails, c’était à coup sûr s’exposer à une condamnation à mort. Ces points étant réglés restait un troisième problème : à quel moment agir ? Le meilleur appareil d’allumage que Gersdorff put se procurer laissait dix minutes de battement. La cérémonie proprement dite, qui devait se dérouler dans la cour au toit vitré de la Zeughaus, l’ancien Arsenal, sur l’Unter den Linden, le beau boulevard bordé d’arbres traversant le centre de Berlin, n’offrait aucune possibilité d’amorcer un explosif à proximité du Führer. Et dès que Hitler serait sorti pour inspecter la garde d’honneur au monument aux morts de l’Unter den Linden, déposer la couronne de fleurs, bavarder avec quelques blessés ou s’entretenir avec des hôtes d’honneur, Gersdorff n’aurait plus aucune raison d’être près de lui. Il serait trop tard.
Autrement dit, il lui faudrait agir pendant que Hitler visiterait l’exposition du butin de guerre soviétique, entre la cérémonie de la Zeughaus et le moment où il déposerait la guirlande de fleurs au cénotaphe. Gersdorff se posta donc à l’entrée de l’exposition, dans les salles de la Zeughaus. Lorsque le dictateur entra, il leva le bras droit pour saluer Hitler. Au même moment, de sa main gauche, il pressa le détonateur. Il imaginait que Hitler consacrerait une demi-heure à la visite de l’exposition, ce qui était amplement suffisant pour laisser à la bombe le temps d’exploser. Mais, cette année-là, Hitler parcourut l’exposition au pas de course. C’est à peine s’il jeta un coup d’œil aux objets rassemblés à son intention. Deux minutes plus tard, il était dehors. Il était impossible à Gersdorff de le suivre plus loin. Il se réfugia dans les toilettes les plus proches et désamorça habilement la bombe.
Une fois de plus, Hitler avait eu une chance étonnante. Était-ce la crainte des raids aériens alliés annoncés ce jour-là ? Était-ce le fait des responsables de la sécurité de Hitler qui s’inquiétaient de son apparition en public compte tenu de l’atmosphère malsaine qui régnait après Stalingrad ? Après les protestations des étudiants munichois de « La rose blanche », Hans et Sophie Scholl et leurs amis, rapidement jetés en prison et exécutés pour avoir distribué des tracts attaquant Hitler, les rumeurs d’attentat allaient bon train. Où était-ce le Führer lui-même qui, se sentant peu de goût pour des cérémonies publiques alors que le pays vacillait sous le choc du désastre militaire, avait voulu en finir au plus vite ? Quelle qu’en soit la raison, une fois encore, la tentative, soigneusement préparée et risquée, avait échoué. Une nouvelle occasion ne devait pas se représenter de sitôt.
L’abattement et l’état de choc consécutifs à Stalingrad offraient aussi probablement le meilleur moment psychologique possible pour mener à bien un coup d’État contre Hitler. Malgré la stratégie de « reddition sans conditions » annoncée par les Alliés, la réussite de l’entreprise avait une chance de créer des dissensions parmi eux. L’élimination des dirigeants nazis et l’offre de capitulation à l’ouest qu’envisageait Tresckow auraient en tout cas mis les Alliés occidentaux dans une situation embarrassante, les obligeant à s’interroger sur la réponse à donner aux propositions de paix.
Bien avant cette époque, cependant, les Alliés avaient systématiquement repoussé les ouvertures des groupes d’opposition. Parce qu’il s’était donné la peine de relayer des ecclésiastiques allemands appartenant à la résistance qui voulaient sonder le gouvernement britannique sur son attitude envers une Allemagne débarrassée de Hitler, George Bell, l’évêque de Chichester, s’était fait traiter de « prêtre pernicieux » par Anthony Éden, le secrétaire britannique aux Affaires étrangères, faisant écho en l’occurrence aux mots prêtés au roi Henri II pour faire assassiner l’archevêque Thomas Becket en 1170. Malgré les contacts établis de longue date avec les chefs de file de la
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