La chance du diable
n’est pas plus mal que la lettre qu’il avait rédigée en mai 1944, et qui contenait cette étonnante suggestion ait été bloquée par Stieff et n’ait jamais été transmise à Zeitzler, le chef d’état-major.
Les idées de Gœrdeler et de ses proches, que leur âge, leur mentalité et leur éducation portaient à chercher une bonne part de leur inspiration dans le Reich d’avant 1914, ne trouvaient guère d’écho parmi les plus jeunes (pour la plupart nés dans la première décennie du siècle), qui tiraient leur commune identité de leur franche opposition à Hitler et à son régime. Ce groupe, dont les chefs de file étaient en majorité d’ascendance aristocratique, allait être connu sous le nom de « cercle de Kreisau », expression forgée par la Gestapo à partir du nom du domaine de Silésie où il tint un certain nombre de ses réunions. Le domaine appartenait à l’une de ses figures centrales, Helmuth James Graf von Moltke. Né en 1907, ce grand admirateur des traditions britanniques avait fait des études de droit et descendait d’un militaire célèbre, le chef de l’état-major général de l’armée prussienne au temps de Bismarck. Les idées du « cercle de Kreisau » pour le « Nouvel Ordre » qui serait instauré après Hitler avaient pris forme en 1940 entre Moltke et son ami intime et parent, Peter Graf Yorck von Wartenburg, de trois ans plus âgé. Également juriste de formation, ce personnage fondateur du groupe entretenait aussi de bons contacts avec l’opposition militaire. Tous deux avaient rejeté de bonne heure le nazisme et sa franche inhumanité. Dans les années 1942 et 1943, ils devaient réunir à Kreisau et à Berlin un certain nombre d’amis et de proches qui partageaient leurs points de vue, mais qui étaient issus de toutes les classes sociales et de toutes les confessions religieuses, dont l’ancien boursier d’Oxford et porte- parole du groupe pour la politique étrangère, Adam von Trott zu Solz, le social-démocrate Carlo Mierendorff, le spécialiste socialiste de pédagogie Adolf Reichwein, le père jésuite Alfred Delp et le pasteur protestant Eugen Gerstenmaier.
À la différence du groupe de Gœrdeler, le « cercle de Kreisau » puisait largement son inspiration dans l’idéalisme du mouvement allemand de la jeunesse, dans les philosophies socialistes et chrétiennes ainsi que dans l’expérience de la misère qui avait régné après la guerre. Toujours à la différence de Gœrdeler et des siens, Moltke, Yorck et leurs proches n’avaient aucun désir de s’accrocher à des espoirs d’hégémonie allemande sur le continent. Ils imaginaient plutôt un avenir dans lequel la souveraineté nationale (et les idéologies nationalistes qui la sous-tendaient) disparaîtrait au profit d’une Europe fédérale, en partie calquée sur les États — Unis d’Amérique. Ils étaient bien conscients des grandes concessions territoriales que devrait faire l’Allemagne, mais aussi des réparations dues, sous une forme ou sous une autre, aux populations européennes qui avaient tant souffert sous le régime nazi. Ils envisageaient un tribunal international qui déciderait du sort des criminels de guerre en vue de sevrer la population allemande de son attachement au nazisme. Et ils appelaient de leurs vœux la création d’une puissante organisation internationale qui préserverait des droits égaux pour tous les pays. Leur conception d’une nouvelle forme d’État reposait largement sur des idéaux sociaux et chrétiens allemands : ainsi prévoyaient- ils une démocratisation par le bas à travers des communautés autonomes travaillant sur la base de la justice sociale garantie par un État central qui était à peine plus qu’une organisation chapeautant les intérêts locaux et particuliers au sein d’une structure fédérale.
Toutes ces idées étaient inévitablement utopiques. Le « cercle de Kreisau » n’avait pas d’armes pour les appuyer ni le moindre accès à Hitler. Il fallait que l’armée se décidât à agir. Moltke, qui réprouvait l’assassinat, et Yorck, tout spécialement, prônèrent à diverses reprises un coup d’État pour déloger Hitler. En 1943, la méfiance de Moltke à l’égard des chefs militaires allemands du fait de leur complicité dans tant de barbaries nazies le conduisit à recommander un gouvernement allemand d’opposition soutenu par l’armée américaine. Les
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