La chance du diable
l’être, en sorte de prendre congé de toutes les pensées prosaïques. — Puis il me laisse éprouver la douleur du départ et la peur de la mort ainsi que la peur de l’enfer dans une intensité inouïe ; en sorte que celle-ci, aussi, est passée. Puis il me comble de foi, d’espoir et d’amour, dans une véritable surabondance de richesse [...].
Mon cœur, ma vie est achevée, et je puis dire de moi : il est mort vieux et rassasié de la vie. Cela ne change rien au fait que j’aimerais vivre encore un peu plus longtemps, que j’aimerais t’accompagner encore un bout de chemin ici-bas. Mais il faudrait pour cela un nouvel ordre de Dieu. L’ordre pour lequel Dieu m’a créé a été accompli. S’il veut me donner encore un nouvel ordre, nous le saurons. Aussi peux-tu sans hésitation faire un effort pour sauver ma vie si je devais survivre aujourd’hui. Peut-être y aura-t-il un autre ordre.
J’arrête, car il n’y a plus rien à dire. Je n’ai mentionné personne que tu devrais saluer et embrasser. Tu sais toi-même à qui sont destinées les instructions que je t’adresse. Tous les mots qui nous sont chers sont dans mon cœur et dans le tien. Mais je te dis, à la fin, en vertu du trésor qui a été placé en moi, et qui emplit ce modeste vase de terre : puisse la grâce de notre Seigneur Jésus — Christ, l’amour de Dieu et la communauté de l’Esprit-Saint être avec vous tous.
Amen.
13 Peter Graf Yorck von Wartenburg, Lettres d’adieu à sa mère et à sa femme
Dans ces lettres touchantes, Yorck von Wartenburg (1904-1944), le plus proche collaborateur de Moltke dans le cercle de Kreisau, exprime le souci altruiste d’une meilleure Allemagne qui avait inspiré son engagement dans l’opposition à Hitler et comme Moltke, la profondeur de la foi chrétienne qui le soutient alors que son exécution approche.
Extrait de la lettre d’adieu à sa mère
[...] Le degré de misère intérieure par lequel les gens comme moi sont passés dans les dernières années est certainement incompréhensible à ceux qui sont complètement enveloppés dans leur foi, que je ne partage tout simplement pas. Je puis t’assurer qu’aucune pensée ambitieuse qu’aucun désir de pouvoir n’a déterminé ce que j’ai fait. Seuls ont conduit mon action mes sentiments pour mon pays, le souci de mon Allemagne telle qu’elle s’est développée depuis deux millénaires, mon effort au nom de son développement intérieur et extérieur. Ainsi puis-je me tenir la tête haute devant mes ancêtres, mon père et mes frères. Peut-être viendra un temps qui nous jugera non pas comme des canailles, mais comme des prophètes et des patriotes. Que ce merveilleux appel puisse honorer Dieu, telle est ma fervente prière.
À sa femme
[...] Il semble que nous soyons au terme de notre belle et riche vie humaine. Car demain, le tribunal du peuple rendra son jugement sur moi et les autres. J’entends que l’armée nous a chassés. On peut retirer l’habit, mais pas l’esprit dans lequel nous avons agi. Et dans cet esprit je me sens proche des pères, des frères et des camarades. Les voies du Dieu qui m’a conduit sur ce chemin sont impénétrables : je l’accepte humblement. J’ai agi d’un cœur pur, mû par le sentiment de culpabilité qui nous accable tous. J’espère donc avec confiance trouver en Dieu un juge miséricordieux. [...] Quittant la dernière communion, j’ai ressenti une élévation presque surnaturelle ; je voudrais croire à une proximité avec le Christ. En me retournant, j’ai le sentiment d’un appel.
[...] J’espère que ma mort sera acceptée en expiation de tous mes péchés, en sacrifice expiatoire pour tout ce que nous portons ensemble. Par le sacrifice, la distance de notre temps avec Dieu peut être modestement raccourcie. Pour ma part, je meurs pour la patrie. Bien que les apparences extérieures soient fort peu glorieuses – honteuses, en vérité –, je fais ces derniers pas la tête haute ; et j’espère seulement que tu ne voies aucune arrogance ni aucune illusion dans cette attitude. Nous voulons allumer la torche de la vie ; une mer de flammes nous entoure : quel feu !
Cet ouvrage a été reproduit et achevé d’imprimer
sur Roto-Page par l’Imprimerie Floch à Mayenne en décembre 2008
N° d’édition :
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