La chance du diable
sommets, c’est-à-dire les généraux et les feld-maréchaux. Le constat est implicite dans une remarque que fit, quelques mois avant l’attentat, le colonel Claus Schenk Graf von Stauffenberg : « Puisque les généraux n’ont jusqu’à maintenant abouti à rien, c’est aux colonels de s’en occuper. »
Par ailleurs, pour des raisons éthiques, et pas simplement de génération, les avis étaient profondément partagés sur le caractère moral d’un assassinat du chef de l’État au beau milieu d’un conflit de proportions titanesques contre un ennemi dont la victoire menaçait l’existence même de l’État allemand. Toute attaque contre le chef de l’État relevait, naturellement, de la haute trahison. En pleine guerre, seul le poids relatif attaché aux valeurs morales permettait de distinguer un tel acte de la trahison de son pays au profit de l’ennemi. Et c’était essentiellement une affaire de conviction personnelle. Qui plus est, seuls quelques-uns étaient en mesure d’accumuler des renseignements précis et de première main sur l’inhumanité du régime tout en possédant les moyens d’éliminer Hitler. Et, parmi eux, ils étaient moins nombreux encore à être disposés à agir.
Au-delà des considérations éthiques, il y avait la peur des conséquences terrifiantes – pour les familles aussi bien que pour les individus eux- mêmes – si l’on découvrait leur implication dans un complot pour éliminer Hitler et fomenter un coup d’État. Elle suffit certainement à en dissuader plus d’un qui avait de la sympathie pour les objectifs des conjurés, mais qui rechignait à s’engager. Toutefois, le danger constant d’être découvert et les risques physiques n’étaient pas seuls en cause. Il y avait encore l’isolement de la résistance. Entrer dans la conjuration contre Hitler, ou même flirter avec elle, c’était mesurer, au fond de soi, la distance qui vous séparait de vos amis, de vos collègues, de vos camarades, entrer dans un monde crépusculaire où les dangers étaient immenses et s’isoler socialement, idéologiquement et même moralement.
Indépendamment de la nécessité évidente, dans un État policier et terroriste, de minimiser les risques par un secret maximal, les conjurés eux- mêmes avaient conscience de manquer de soutiens au sein de la population. En 1944, alors que les déroutes militaires s’accumulaient et que la catastrophe ultime se profilait à l’horizon, les fanatiques de Hitler étaient loin d’avoir disparu et, même s’ils représentaient une inclination minoritaire, continuaient de faire montre d’une résilience et d’une vigueur remarquables. Dans l’adversité, ceux qui restaient liés au régime moribond, ceux qui s’y étaient investis et engagés, qui avaient brûlé leurs vaisseaux avec lui et demeuraient de vrais adeptes du Führer ne reculeraient probablement devant rien pour réprimer impitoyablement le moindre signe d’opposition. Au-delà des fanatiques, il y avait encore tous ceux qui pensaient – naïvement ou après mûre réflexion – qu’il n’était pas simplement mal, mais aussi méprisable et traître, d’affaiblir son pays en pleine guerre. Quelques jours avant l’attentat, Stauffenberg résuma ainsi le dilemme des conspirateurs : « Il est désormais temps de faire quelque chose. Mais l’homme qui a le courage de faire quelque chose doit le faire en sachant qu’il restera dans l’histoire de l’Allemagne comme un traître. S’il ne le fait pas, cependant, c’est sa conscience qu’il trahira. »
Ce dilemme demeura constant pour ceux qui avaient décidé – parfois avec le cœur gros – que l’avenir de l’Allemagne reposait sur leur capacité d’éliminer Hitler, violemment ou non, de la scène, de former un nouveau gouvernement et de rechercher la paix. C’est une des raisons importantes pour lesquelles, à compter de 1938, les principaux tenants de la résistance attendirent fatidiquement le « bon moment » - un moment toujours différé. Redoutant d’abattre un héros national qui venait de remporter des triomphes à peine imaginables (qu’ils avaient parfois acclamés, ou qui les avaient fascinés), ils se sentirent paralysés aussi longtemps que Hitler engrangea succès sur succès, avant la guerre, puis remporta des victoires éclair. Mais non moins inquiets des conséquences de l’élimination de Hitler et craignant de paraître saboter l’effort de
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