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La croix de perdition

La croix de perdition

Titel: La croix de perdition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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matin.
    1 Cheval de marche, de parade ou de cérémonie, au tempérament paisible, que montent les femmes.
    2 Voir Monestarium, Paris, Calmann-Lévy, 2007.
    3 Du latin discretus, « capable de discerner ». Il s'agit des sages : la cellérière, la boursière, la portière, la dépositaire, et deux autres sœurs.

Forêt des Boulets, non loin de Saint-Cyr-la-Rosière,Perche, fin janvier 1308, ce même jour
    Ils avaient marché depuis l'aube naissante. Un silence irréel, presque inquiétant, régnait dans la forêt, seulement troublé par le geignement de l'épaisse couche de neige sous leurs socques. Au tout début de leur confidentiel périple, le moinillon Gilbert, porté par une énergie joyeuse à laquelle se mêlait la coupable sensation d'être enfin libre, avait jacassé à en perdre l'haleine, saoulant son compagnon plus âgé de commentaires, d'exclamations de surprise et de satisfaction : « Ne sentez-vous pas mon frère comme l'air paraît soudain plus pur et plus léger ? », « Quelle merveille que ce sentiment de sortir enfin d'un interminable souterrain ! », « Comment pourrais-je un jour vous remercier de m'avoir associé à votre projet ? », « N'est-ce pas un miracle que nos routes se soient croisées ? », « Qui eût dit que la pesanteur des jours qui s'enchaînent, tous semblables, nous rapprocherait ? », « Oh, là-bas… ne dirait-on pas la silhouette d'un cerf ? », etc.
    Henri, son mentor, un des frères écolâtres de l'abbaye de Jumièges 1 , envoyé en mission en l'abbaye fille de Dame-Marie 2 , répondait parfois d'un sourire ou d'un hochement de tête. Frère Henri économisait son souffle trop rare. Il luttait depuis le début de ce qu'il fallait bien appeler leur fugue contre un tiraillement de jalousie. La conquérante inconscience de la jeunesse se donnait en spectacle devant lui, à quelques pieds. Ces quatre lieues* qui les séparaient de leur destination n'étaient qu'une promenade pour son très jeune frère, un orphelin recueilli par l'abbaye à moins d'un an de naissance. Au contraire, chaque pas requérait de lui un effort. Un froid coupant lui avait engourdi les membres, avivant la continuelle douleur que lui causaient ses doigts déformés par une maladie de vieillerie.
    Il tenta de faire taire le chagrin qui ne le quittait plus depuis deux ans. Quelle injustice ! Il avait eu une des plus belles mains d'enlumineur et de copiste du royaume. Ses lettrines 3 ornées avec entrelacs 4 , rinceaux 5 et têtes de dragon semblaient dessinées par un ange. Ses abréviations 6 étaient si habilement tracées que nul lecteur ne pouvait s'y perdre 7 . La limpidité de ses aphérèses et de ses apocopes 8 était réputée. Quant à ses mélanges d'encres et de pigments, où l'oxyde de cobalt se mêlait à la malachite pour produire un bleu-vert de mer chaude, où les encres d'or et d'argent brillaient d'un exceptionnel éclat parce qu'il y ajoutait de la fine poudre de mica, il n'en avait livré qu'à contrecœur les secrets à son successeur dans le scriptorium de Jumièges.
    La plume avait commencé de glisser entre ses doigts, lui échappant parfois des mains. Des gouttes vertes, rouges ou violettes s'écrasaient alors comme des larmes sur le papier, anéantissant son travail de plusieurs jours. Il avait d'abord tout fait pour dissimuler l'avancée de la vieillesse qui lui courbait peu à peu la main en serre. Certes, les béricles 9 qu'un moine itinérant lui avait rapportées d'Italie indiquaient que jovant 10 n'était plus qu'un lointain souvenir dans son cas. Toutefois, des moines bien plus jeunes que lui mais de courte vue avaient également recours à cet astucieux assemblage de lentilles afin de tracer leurs lignes. Jusqu'au jour où l'abbé l'avait fait mander par-devant lui. Frère Henri se souvenait de cette scène comme si elle s'était déroulée la veille. La cuisante humiliation, encore renforcée par l'aménité avec laquelle son père lui avait suggéré d'abandonner la copie au profit de l'enseignement aux enfants. N'être soudain plus rien après avoir créé tant de merveilles. Les larmes, les premières depuis un demi-siècle, étaient montées aux yeux d'Henri. Ému, embarrassé, l'abbé avait baissé le regard, murmurant :
    – Je sais par quelles émotions vous passez, mon fils. Il m'a fallu, moi aussi, les digérer. Dieu, dans Son infinie sagesse, nous offre ailleurs ce que nous perdons ici. Le bonheur de faire pénétrer le bon

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