La Fille de l’Archer
Toujours, elle a eu l’impression d’être poursuivie par d’invisibles fantômes. Parfois, quand l’argent venait à manquer, Gunar partait s’engager comme mercenaire dans une quelconque armée. C’était facile, les guerres ne manquaient pas ! Il lui arrivait de disparaître six mois. Une éternité que Wallah passait chez une nouvelle nourrice. Une gardeuse d’enfants sale et méchante qui surveillait son troupeau de mioches une badine à la main. Toutefois, à la différence des autres gosses, on ne la battait jamais. Les nourrices avaient trop peur de Gunar pour s’y risquer. Et puis, un jour, le père réapparaissait, affichant une ou deux blessures supplémentaires, une bourse bien garnie suspendue à la ceinture… et le voyage recommençait.
Gunar se laissait rarement aller aux bavardages. De temps à autre, quand le cafard s’emparait de lui et qu’il avait trop bu, il soliloquait dans sa langue natale, le regard perdu. Non, jamais Wallah n’a réussi à savoir pourquoi il avait quitté son pays, comment il avait échoué en France, lui, un homme des glaces. Elle a fini par supposer qu’à l’exemple de nombreux mercenaires il s’est peu à peu éloigné de chez lui au hasard des engagements successifs ; allant de guerre en guerre, chaque fois plus loin. Cela n’a rien d’invraisemblable ; elle a vu des barons français commander des régiments d’Écossais ou des barbares gallois peinturlurés comme des démons. Aujourd’hui encore, beaucoup de nobles complètent leurs effectifs en louant les services de bataillons allemands… Alors, pourquoi pas un descendant des anciens Vikings ? Wallah imagine que son père, jadis, a quitté son fjord en compagnie d’une bande d’amis décidés, comme lui, à courir le monde et à vivre de leur épée. Hélas, au fil des combats, la joyeuse troupe s’est amenuisée jusqu’au moment où elle n’a plus compté qu’un survivant, Gunar.
Quand et où a-t-il rencontré celle qui devait devenir sa mère ? Qui était-elle ? Ont-ils connu le bonheur ?
Parfois, Wallah se raconte que sa mère était la fille d’un comte séduite et enlevée par Gunar, qu’ils ont vécu cachés au fond des forêts, qu’elle est née dans une grotte, et qu’elle a fait ses premiers pas cramponnée au flanc d’une biche apprivoisée… Mais à d’autres moments, quand elle est triste, elle se dit que sa mère était en réalité une fille à soldats, une de ces ribaudes qui suivent les armées en marche.
« Elle m’a abandonnée à ma naissance, se répète-t-elle. Gunar m’a recueillie. Il a jugé plus simple de me faire croire qu’elle est morte, mais c’est faux. Elle m’a tout simplement oubliée, comme tous les autres gosses qu’elle a mis au monde. »
Quand le moral de Wallah est vraiment bas, elle va plus loin encore et imagine Gunar ramassant un bébé inconnu sur un tas de fumier. Les paysans incapables de nourrir leur progéniture sont coutumiers du fait, et il est fréquent de découvrir des cadavres de nourrissons au pied des calvaires. En l’occurrence, le bébé c’est elle, et, par conséquent, Gunar régresse au statut de père adoptif.
Néanmoins, Wallah conserve assez de bon sens pour admettre que cette hypothèse n’est guère vraisemblable ; elle ressemble trop à Gunar pour être une enfant trouvée. Il n’y a qu’à les voir côte à côte pour qu’éclate leur évidente parenté.
Du plus loin qu’elle se souvienne, elle s’est toujours sentie dans la peau d’une fugitive, sans même savoir pourquoi. Jamais elle n’a dormi sur ses deux oreilles. Cela tient-il à ce que Gunar lui a enseigné à se coucher en conservant un poignard à portée de la main ? Elle ne sait pas. Aujourd’hui encore, elle cède volontiers au réflexe de regarder par-dessus son épaule, de scruter la route, de s’assurer que personne ne s’approche sur la pointe des pieds avec l’intention de la surprendre. C’est devenu une seconde nature.
Si encore son père lui expliquait le pourquoi de tout cela… mais non, il s’obstine à se taire. Si elle le presse, il répond d’une voix lasse :
— Mieux vaut pour toi ne pas savoir. C’est ta meilleure chance de rester en vie. Quand je ne serai plus de ce monde, ils perdront la piste. Je suis trop reconnaissable. C’est à cause de cela qu’ils finissent immanquablement par nous retrouver. Je te fais du tort, je te mets en danger. Moi mort, tu pourras te fondre au milieu des
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