La grande déesse
chrétienne. Et cette interrogation va encore plus loin, puisqu’elle concerne également le mythique combat de saint Michel et du dragon, ainsi que tous les combats de héros « civilisateurs », comme Tristan ou Siegfried, ou de saints hypothétiques comme saint Efflam ou saint David dans les pays celtiques, contre des serpents monstrueux sortis tout droit de l’inconscient collectif.
Quant à Apollon, son nom – qu’il est permis de comparer au nom indo-européen de la pomme – est incontestablement grec : il provient du verbe apéllô , « repousser », et il est donc « celui qui chasse, qui repousse », appellation qui convient parfaitement au rôle qu’on lui prête à Delphes dans l’élimination de Pythôn. À l’origine, Apollon n’est en aucune façon un dieu solaire, il ne le deviendra que dans le syncrétisme hellénistique, par contamination du mythe de Mithra. C’est un dieu de la première fonction indo-européenne, à la fois prêtre, poète, musicien, devin et médecin. Il est l’archétype parfait de tous ces héros civilisateurs qu’on retrouve, sous des aspects folkloriques, dans les grandes légendes et les contes populaires de la tradition orale, et, dans ce sens, il était tout naturel que se développât sa composante lumineuse, solaire, face aux forces obscures représentées par le serpent ou le dragon, obligatoirement monstres telluriques des profondeurs.
On a donc interprété la victoire d’Apollon sur Pythôn comme la substitution d’un culte céleste à un antique culte tellurique. Cela n’est certes point faux, mais c’est incomplet : c’est oublier la féminité du serpent (en fait, de la « serpente », qu’on retrouve dans le mythe de Mélusine et dans les traditions concernant la Vouivre) qui est l’animal emblématique de la déesse Terre, la mère primitive des dieux et des hommes. La victoire d’Apollon sur Pythôn, à Delphes, est donc le symbole parfaitement clair d’un changement radical de mentalité : le passage du concept de déesse mère à celui de dieu père.
Sans prétendre se livrer à une analyse socio-psychologique des populations du paléolithique, puis du mésolithique, âges qui précèdent l’organisation de l’agriculture sédentaire, on peut cependant, grâce à l’archéologie et à l’étude des mythes fondamentaux, esquisser certaines hypothèses à propos de ce renversement de tendance. Il est en effet vraisemblable – mais non certain – que les premiers humains, n’ayant pas établi de rapport de causalité entre le coït et la parturition, ignoraient le rôle exact du mâle dans la procréation. Ils avaient donc une attitude ambiguë vis-à-vis de la femme, apparemment plus faible que l’homme, mais capable de donner mystérieusement la vie : d’où un profond respect, pour ne pas dire une grande vénération, et en même temps une sorte de terreur devant des pouvoirs incompréhensibles, sinon magiques ou divins. Les statuettes dites « Vénus callipyges », du type bien connu de Lespugue, sont un argument décisif en faveur de cette thèse car, dans ces représentations, il s’agit incontestablement d’une reconnaissance d’un pouvoir maternel divin. Autrement dit, il est infiniment probable que l’humanité primitive ait considéré la divinité, quelle qu’elle fût, comme de nature féminine.
Tout a changé quand l’individu mâle a compris que sa participation à l’acte sexuel conditionnait nécessairement la procréation. Cela a dû se passer aux époques de la sédentarisation, au néolithique, c’est-à-dire du VIII e au IV e millénaire avant notre ère, selon les régions, lorsque les techniques rudimentaires de l’agriculture ont succédé à celles de la cueillette et que l’élevage des troupeaux a fait suite à la chasse des animaux sauvages : l’observation du comportement animal et la rentabilité du troupeau ont certainement été les éléments déterminants de cette compréhension. L’individu mâle, longtemps considéré comme stérile, voire inutile en dehors des activités de chasse et de guerre, s’est alors libéré de ses anciennes « frustrations » et a pris sa revanche, affirmant solennellement sa puissance et son rôle essentiel. C’est ce qu’expriment la légende d’Apollon à Delphes et quantité d’autres mythes analogues répartis à travers le monde. De plus, puisque tout repose sur des symboles concrets, l’image du soleil, considéré autrefois
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