La grande déesse
cette notion résistait et s’imposait dans les couches les plus modestes de la société du temps. Que fallait-il faire pour endiguer cette invasion de l’intérieur, puisque les condamnations et les anathèmes ne suffisaient pas à l’extirper de l’inconscient humain ? La réponse à cette question a été celle de toutes les religions qui ont eu à gérer les retombées d’un état antérieur à leur prédominance : quand on ne peut pas extirper définitivement une croyance, on la récupère en la modifiant de telle sorte qu’elle soit conforme à la nouvelle idéologie. C’est bien ce qui s’est passé au V e siècle de notre ère lorsque la Vierge Marie a fini par supplanter, du moins officiellement, l’antique déesse mère en tant que Theotokos , c’est-à-dire Mère de Dieu. Une page était tournée, dont la coloration était très différente de celle de la page précédente, mais c’était le même récit qui continuait.
Cette permanence n’a rien qui puisse étonner si l’on s’en tient seulement à l’histoire des mentalités, mais il en est tout autrement d’un point de vue théologique. Car le concept connu sous le nom de la « Vierge Marie » est loin de s’être imposé d’emblée. Il a fallu une vingtaine de siècles pour en arriver à faire de la mystérieuse Marie de l’Évangile de Luc un être tout à fait exceptionnel, non pas divin, mais en quelque sorte divinisé . Ce dernier terme risque de choquer : pourtant, il n’est pas exagéré dans la mesure où il correspond à une lente maturation d’une image interprétative entourant un personnage que l’on considère comme parfaitement réel, Marie, la mère de Jésus. Trois dates jalonnent cette maturation : en 431, le concile d’Éphèse (le lieu n’a pas été choisi au hasard) proclame que Marie est la Theotokos , la Mère de Dieu ; en 1854, promulgation par le pape du dogme de l’Immaculée Conception, c’est-à-dire de la naissance hors péché originel de celle qui allait devenir la Mère de Dieu ; en 1950 enfin, proclamation par Pie XII du dogme de l’Assomption, c’est-à-dire de la sublimation, pour ne pas dire de l’apothéose, de la femme Marie, après sa mort physique. Mais on remarquera que, dans chaque cas, le culte populaire et par conséquent la croyance profonde des fidèles ont précédé les décisions officielles de l’Église romaine, comme si c’étaient les populations chrétiennes qui avaient imposé à leurs élites l’image de cette Mère universelle dont chacun se sent confusément l’enfant. Vingt siècles de discussions contradictoires et d’hésitations plus ou moins embarrassées pour faire d’une petite Galiléenne du début de notre ère la Mère innombrable , non pas une déesse mère, mais la Mère de Dieu, ce qui, sur le plan de l’inconscient, revient strictement au même.
Car, à la base de tout, il y a effectivement un personnage considéré comme historique – et dont il n’y a objectivement aucune raison de nier la réalité, même si les documents proprement historiques font totalement défaut : une Galiléenne, fiancée à un certain Joseph, et qui portait le nom de Marie, transcription, à travers le latin Maria, d’un nom hébreu, Myriam. Et cette historicité de Myriam pose beaucoup plus de problèmes qu’elle n’en résout. La plupart de ceux qu’on appelle les Pères de l’Église en ont été parfaitement conscients et ont souvent manifesté leur désarroi, voire leur désapprobation, quant au culte idolâtre (au sens strict du terme, et non pas au sens catholique) que rendaient les fidèles à cette Myriam-Marie, bien mystérieuse, mais incontestablement de même essence que la Magna Mater honorée depuis des temps immémoriaux à Éphèse, où l’on avait découvert, avec une opportunité pleine de sous-entendus, la maison que Marie aurait habitée en compagnie de l’apôtre Jean. « Le corps de Marie est saint, écrivait saint Épiphane (315-403), mais Marie n’est pas divine. » Saint Ambroise (340-397), somme toute très rationaliste, soutenait que « Marie était le temple de Dieu et non le Dieu du temple », sans doute pour bien montrer que, toute mère de Dieu qu’elle pouvait être, Marie n’en était pas moins la « servante du Seigneur » et non pas sa « maîtresse », et que de toutes façons, selon les termes employés par saint Jean Chrysostome (340-407), elle était « vaniteuse comme toutes les femmes ».
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