La grande déesse
comme de nature féminine, est devenue une figuration masculine, la féminité étant refoulée dans la nuit sous la forme de la lune. Car les anciennes langues sémitiques et indo-européennes donnaient le genre masculin à la lune et le genre féminin au soleil, ce qui a perduré jusqu’aujourd’hui en allemand et dans les trois langues celtiques encore parlées, le breton, le gallois et le gaélique. Il y a là quelque chose de troublant, d’autant plus que la légende bien connue de Tristan et Iseut, dans son archaïsme, restitue pleinement une situation antérieure animée par une divinité solaire féminine 1 .
Il ne faudrait cependant pas croire que ce renversement de situation se soit effectué d’un seul coup : les coutumes ancestrales sont tenaces et ne se modifient que lentement dans la mentalité collective. Il est fort probable qu’à l’apparition de l’agriculture et de l’élevage, les sociétés archaïques aient conservé encore longtemps leurs structures gynécocratiques, même à l’époque des patriarches bibliques. C’est donc parmi l’élite de ces sociétés que s’est développée l’idée du patriarcat, et donc de la mise à l’écart de la femme. Or, l’élite de ces sociétés ne pouvait être que la classe sacerdotale. On peut donc en conclure, sans trop de risque d’erreur, que ce sont les prêtres qui ont imposé le concept d’un dieu père, créateur de toutes choses, en s’efforçant d’éliminer l’ancien concept de déesse mère, ce que nous révèle clairement la légende de Delphes.
Et tout est confirmé par la Genèse, pourvu qu’on en considère les onze premiers chapitres, écrits tardivement selon la tradition patriarcale de Moïse, comme un mélange de mythes fondamentaux et de réminiscences historiques réduites à l’état d’images symboliques. L’épisode du péché originel, qui peut revêtir de multiples significations, contient cependant des éléments qui ne sont ni mythologiques ni moraux, malgré l’évidente culpabilisation dont ils ont été marqués pour des millénaires. C’est en effet une femme qui commet la « faute », avant de la faire commettre à l’homme. L’équivalent grec de cette figure est Pandora, rendue responsable de tous les maux qu’elle a laissés échapper de sa fameuse boîte, alors qu’elle est, d’après le sens de son nom, la dispensatrice de tous les dons , par conséquent la déesse mère elle-même. Mais ce qui est encore plus révélateur, c’est qu’Ève commet la « faute » sous l’influence du Serpent.
On a, presque unanimement, dans la pensée religieuse occidentale, fait du Serpent de la Genèse la représentation concrète du tentateur, c’est-à-dire de Satan en personne, en prenant appui sur l’Apocalypse où ce « grand serpent », auquel s’opposent l’archange Michel et ses légions, est l’image du Mal absolu. Rien n’est cependant moins sûr, car cette interprétation ignore délibérément l’aspect féminin du serpent. Et l’interprétation phallique du serpent, dont se sont gargarisés les psychanalystes de tous bords, n’a rien arrangé, bien au contraire. Encore une fois, il faut revenir à Delphes et au serpent Pythôn qui est l’image de la divinité mère tellurique. Et surtout, il importe de se référer aux innombrables figurations de cette divinité mère au Proche-Orient et dans la mer Égée : elle est très souvent représentée au milieu des serpents, ou tenant deux serpents dans les mains. D’ailleurs, le mot français « serpent » (qui provient du participe présent d’un verbe latin signifiant « ramper ») était la plupart du temps du genre féminin au Moyen Âge, habitude qui s’est perpétuée dans les parlers locaux. Le mot latin classique anguis était féminin, comme le sont encore actuellement l’allemand slancke , le breton naer et le gallois neidr . Ce n’est sûrement pas un hasard, pas plus que la présence du serpent sous les pieds de la Vierge Marie dans l’iconographie chrétienne.
Cette prise en considération de la féminité du serpent peut complètement modifier la signification de l’épisode du soi-disant péché originel. L’interdiction de manger le fruit de l’Arbre a été énoncée par YHWH, c’est-à-dire le Tétragramme, symbole mystique du Dieu père. Mais Ève transgresse l’interdit « patriarcal » et écoute le Serpent, lui-même figuration symbolique de la déesse mère : il s’agit bel et bien
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