La grande déesse
Dans tous les systèmes religieux issus du substrat biblique, c’est-à-dire le judaïsme, le christianisme et l’islam, le concept d’un dieu mâle domine incontestablement l’édifice complexe des spéculations théologiques. L’apport de la philosophie grecque, puis byzantine, et l’influence non moins considérable de la spiritualité iranienne dans sa composante mazdéenne n’ont fait que conforter cette tendance à représenter l’Être suprême sous des aspects concrets masculins. Pourtant, à lire la Bible hébraïque, on en vient à considérer que cette victoire de la masculinité de Dieu n’a pas été acquise d’emblée : les premiers livres de la Bible portent en effet témoignage d’une lutte constamment réactualisée au cours des siècles, chez les Hébreux, entre les tenants de l’orthodoxie yahviste et les zélateurs des divinités cananéennes, autrement dit les déesses ambiguës du Proche-Orient. Et il n’est pas jusqu’au sage Salomon qui ne se soit laissé séduire par le vertige des divinités féminines : tout en construisant son célèbre Temple à la gloire de Yahveh, il n’oubliait pas de parsemer le pays de sanctuaires consacrés à Ishtar, Tanit ou autres Artémis surgies de la plus ancienne mémoire des peuples de l’Asie Mineure et des îles de la Méditerranée orientale. Tout cela explique d’ailleurs suffisamment la méfiance affichée par saint Paul, véritable père fondateur du christianisme, envers les femmes et leur mise à l’écart des cérémonies cultuelles.
Il faut avouer que cette confrontation entre les conceptions masculine et féminine de la divinité n’est pas nouvelle et qu’elle se retrouve à des degrés divers dans toutes les civilisations. Si différents indices permettent de penser qu’à l’origine prédominait la conception féminine, on est également en droit d’affirmer qu’à un moment de l’Histoire – indatable et probablement différent selon les régions –, il s’est produit un renversement de situation et qu’un passage d’un état gynécocratique à un état androcratique (patriarcal) a provoqué la transformation conceptuelle de la déesse mère en dieu père. Le meilleur témoignage concernant ce passage est constitué par la légende fondatrice du sanctuaire de Delphes qui résume admirablement toutes les données du problème.
Cette légende raconte en effet, de façon très succincte, comment un dieu venu du nord, et auquel les Grecs donnaient le nom d’Apollon, combattit et tua un serpent nommé Pythôn, qui résidait sur le territoire de Delphes. Après cette victoire, les habitants du pays abandonnèrent le culte qu’ils rendaient à Pythôn et se consacrèrent à la gloire du dieu vainqueur Apollon. Mais c’est une femme, une prêtresse, la Pythie, qui, se tenant dans une profonde cavité, sous l’emplacement du temple construit en l’honneur d’Apollon, devint l’interprète du dieu et le personnage essentiel de cet oracle célèbre dans tout le monde méditerranéen.
Cette histoire, dans son apparente simplicité, pour ne pas dire sa naïveté, est riche en enseignements. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que, depuis des temps immémoriaux, existait sur le territoire de Delphes une pierre dressée (un bétyle, un cippe, ou un menhir) qui passait pour marquer le centre du monde, centre symbolique bien entendu, mais de caractère sacré . Le combat qui se déroule dans ce site est donc un combat sacré mettant en jeu l’équilibre du monde, puisqu’il est à l’échelle cosmique ce que le nom du serpent ne fait que confirmer : Pythôn provient en effet d’une racine grecque qui signifie « cavité profonde », puis, par extension, « origine », ayant donné en latin le mot puteus , « puits », « fosse ». Ce n’est donc pas par hasard que la Pythie de Delphes opérait dans une « fosse », et tout cela est à mettre en rapport, d’une part avec la pratique des puits funéraires, d’autre part avec les tertres mégalithiques comportant une chambre centrale. Il s’agit bel et bien d’un concept de matrice originelle , et le serpent est lié, d’une façon ou d’une autre, sans qu’il soit besoin de recourir à une explication psychanalytique, à l’idée de parturition ou de régénération. Cela débouche sur une interrogation parfaitement révolutionnaire concernant la présence du serpent soi-disant foulé aux pieds par la Vierge Marie dans l’iconographie
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