La grande déesse
cacher le sexe féminin, trop attaché aux liturgies en l’honneur de la Grande Déesse, image idéalisée de toutes les femmes. Dans ces conditions, il était normal que le mosaïsme – et bien d’autres théologies du monde antique – combattît ce qu’on appelle l’idolâtrie, c’est-à-dire toutes les formes des cultes antérieurs, notamment la forme sexuelle, apanage à peu près exclusif des femmes.
Un terme revient constamment dans la Bible, celui de prostitution. On dit que les Hébreux se prostituent parfois aux idoles, et Babylone deviendra vite la « Grande Prostituée ». Or, dans le texte biblique, le terme « prostitution » finit par désigner tout ce qui concerne une activité sexuelle non dirigée vers la procréation dans un cadre exclusivement conjugal (ou familial lorsque le concubinage est légitime, ce qui est le cas au temps d’Abraham, d’Isaac ou de Jacob). L’activité sexuelle est obligatoire pour assurer la continuité de la race, et elle est bonne aux yeux du Créateur (« Croissez et multipliez », dit Yahveh à Adam et Ève), même si elle est soumise à certaines conditions très strictes et provoque une certaine impureté. Mais toute autre forme de sexualité est bannie, non pas tellement pour des raisons morales, par « pudeur », mais parce que cela rappellerait trop les cultes antérieurs qui sont des « prostitutions ».
Ce n’est pas par hasard que Babylone est nommée la « Grande Prostituée ». Encore faut-il s’interroger sur la nature exacte de la prostitution qui s’y pratique. Hérodote est parfaitement clair sur ce point, même s’il s’offusque, en bon tenant de la société patriarcale qu’il est, des traditions qu’il rapporte : « La pire des coutumes babyloniennes est celle qui oblige toutes les femmes à se rendre dans le temple, une fois dans leur vie, pour y avoir des rapports sexuels avec un homme inconnu… Les hommes passent et font leur choix. Peu importe la somme d’argent qu’ils versent, la femme ne la refusera jamais, car ce serait une grave faute, l’argent étant rendu sacré par l’acte qui s’accomplit. Après cet acte, la femme est sanctifiée aux yeux de la déesse. » Il s’agit bien entendu du temple d’Ishtar (Astarté), la Grande Déesse primitive babylonienne, qui, au cours de ses mutations successives, se retrouvera sous les traits de Cybèle, de Déméter, d’Artémis-Diane, d’Aphrodite-Vénus et de Dana-Anna dans le monde celtique. Mais, dans ce temple de Babylone, se trouvaient également des hiérodules , c’est-à-dire des prêtresses attachées au culte d’Ishtar, et qui avaient une fonction bien particulière : organisées en groupes et présidées par une grande prêtresse, elles se prostituaient de façon rituelle dans le temple ou dans les dépendances du temple, comme si elles étaient les incarnations de la déesse. Cette prostitution était donc un acte liturgique par lequel les hommes pouvaient s’unir à la divinité, participer en quelque sorte à la divinité par ce contact intime considéré comme une véritable initiation. Cette conception est magnifiquement illustrée par les poètes baroques du XVI e siècle, notamment par Agrippa d’Aubigné :
À l’éclair violent de ta face divine,
N’étant qu’homme mortel, ta céleste beauté
Me fit goûter la mort, la mort et la ruine
Pour de nouveau venir à l’immortalité.
Ton feu divin brûla mon essence mortelle,
Ton céleste m’éprit et me ravit aux cieux ;
Ton âme était divine, et la mienne fut telle :
Déesse, tu me mis au rang des autres dieux.
Ma bouche osa toucher la bouche cramoisie
Pour cueillir, sans la mort, l’immortelle beauté ;
J’ai vécu de nectar, j’ai sucé l’ambroisie,
Savourant le plus doux de la divinité.
(Stances, XIII)
Cette profession de foi lyrique – et amoureuse – est évidemment la résurgence inconsciente du culte de la Grande Déesse tel qu’il était pratiqué dans les temps anciens. Et l’on notera que cette rêverie d’un poète chrétien, calviniste en l’occurrence, est bien éloignée de l’attitude prêtée au héros grec Ulysse lorsqu’il se méfie du contact physique que lui proposent Calypso et Circé, ou qu’il se fait attacher au mât du bateau pour éviter de succomber aux chants des sirènes. Il est vrai qu’Ulysse est le modèle idéal d’une société androcratique qui tente, par tous les moyens, d’éliminer le souvenir
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