La Guerre et la Paix - Tome III
« Ah ! ah ! tu es revenu, tu as bonne mémoire, » continua l’homme en repoussant de la main un petit chien qui sautait après lui ; il revint à sa place, en tenant à la main un paquet enveloppé d’un chiffon.
« Voilà, bârine, vous mangerez, n’est-ce pas ? dit-il en défaisant le paquet et en offrant à Pierre des pommes de terre cuites du four. Nous avons eu une soupe à midi, mais ces pommes de terre sont excellentes ! »
Rien que l’odeur fit déjà plaisir à Pierre, qui n’avait pas mangé de la journée ; il le remercia en acceptant.
« Eh bien, ça va ? » dit le petit homme en prenant une pomme de terre à son tour.
Il la coupa en deux, la saupoudra d’un peu de sel pris dans le chiffon et la lui offrit.
« C’est une bonne chose que les pommes de terre. Mangez-en. » Et Pierre crut n’avoir jamais rien mangé de meilleur !
« Tout cela n’est rien, dit-il, mais pourquoi ont-ils fusillé ces malheureux ?… le dernier n’avait que vingt ans !
– Chut ! chut ! murmura le petit homme. Dites donc, bârine, pourquoi êtes-vous resté à Moscou ?
– Je ne croyais pas qu’ils viendraient si vite. J’y suis resté par hasard.
–Et comment donc se sont-ils emparés de toi ? dans ta maison ?
– J’étais allé voir l’incendie, c’est là qu’ils m’ont pris et condamné comme incendiaire.
– L’injustice est là où est la justice, dit le petit homme.
– Et toi, tu es depuis longtemps ici ?
– Moi ? depuis dimanche ; on m’a tiré de l’hôpital.
– Tu es donc soldat ?
– Soldat du régiment d’Apchéron. Je me mourais de la fièvre : on ne nous avait rien dit ! Nous étions là vingt camarades couchés et ne sachant rien de rien.
– Eh bien, tu t’ennuies ici maintenant ?
– Comment ne pas s’ennuyer ? On m’appelle Platon Karataïew, dit-il, afin de rendre la conversation plus facile entre Pierre et lui, et les camarades m’ont surnommé « le Petit Faucon »… Comment ne pas être triste ? Moscou est la mère de toutes les villes ! Mais dites-moi, bârine, vous avez sans doute des terres et une maison, votre verre doit être plein… vous avez aussi une femme peut-être ?… Et les vieux parents, sont-ils vivants ? »
Quoique Pierre ne le vît pas, il sentait que son interlocuteur lui souriait amicalement, tant il lui parut chagrin en apprenant qu’il n’avait pas de parents, surtout pas de mère !
« La femme pour le bon conseil, la belle-mère pour le bon accueil… mais rien ne remplace la vraie mère ! Et des enfants, en as-tu ? »
La réponse négative de Pierre lui fit de la peine, et il hâta d’ajouter :
« Vous êtes jeunes tous deux, le bon Dieu vous en donnera, vivez seulement en bonne intelligence.
– Oh ! maintenant ça m’est bien indifférent, répondit Pierre malgré lui.
– Eh ! mon camarade, on n’échappe ni à la besace ni à la prison ! Vois-tu, mon ami, continua-t-il en toussant pour s’éclaircir la voix et mieux se disposer à faire un long récit, le bien du propriétaire était beau, nous avions beaucoup de terres, les paysans étaient à leur aise, et nous-mêmes aussi, grâce à Dieu. Le blé rendait sept pour un, nous vivions comme de bons chrétiens ; voilà qu’un jour… » Et Platon Karataïew raconta comme quoi, ayant été attrapé par le garde forestier d’un bois voisin, il avait été fouetté, jugé et enrôlé comme soldat.
« Eh bien, quoi, mon ami ! dit-il en souriant : on croyait au malheur, et c’est la joie qui est venue. Si je n’avais pas péché, c’est mon frère qui serait parti, en laissant derrière lui cinq enfants. Quant à moi, je ne laissais qu’une femme… J’avais bien une petite fille, mais le bon Dieu me l’avait déjà reprise. J’y suis retourné en congé : que te dirai-je ? Ils vivent mieux qu’alors, et il y a beaucoup de bouches à nourrir ; les femmes étaient à la maison, les deux frères en voyage. Michel, le cadet, était seul resté !… Et le père me dit : « Pour moi, mes enfants sont tous égaux ! N’importe quel doigt on mord, la douleur est la même. Si on n’avait pas rasé Platon, c’eût été le tour de Michel. » Alors, croirais-tu, il nous a réunis devant les images : « Michel, me dit-il, viens ici, incline-toi jusqu’à terre devant Lui, et toi, aussi, femme, ainsi que vous, petits enfants… » M’avez-vous compris ?… C’est ainsi, mon ami, le hasard fait son choix,
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