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La Guerre et la Paix - Tome III

La Guerre et la Paix - Tome III

Titel: La Guerre et la Paix - Tome III Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Léon Tolstoï
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et nous jugeons, nous nous plaignons… Notre bonheur est comme de l’eau dans une nasse : on la traîne, elle est gonflée ; on la retire, elle est vide ! »
    Après quelques instants de silence, Platon se leva.
    « Tu veux peut-être dormir ? » Et il commença à se signer rapidement en marmottant : « Seigneur Jésus-Christ, saint Nicolas, bienheureux Florus et Laure, ayez pitié de nous ! » Il toucha la terre du front, se releva, soupira, se recoucha sur la paille et se couvrit de sa capote.
    « Quelle est donc cette prière que tu viens de dire ?
    – Quoi ? murmura Platon, déjà à moitié endormi. J’ai prié, voilà tout… Est-ce que tu ne pries pas ?
    – Certainement, je prie ; mais que disais-tu de Florus et de Laure ?
    – Comment ! ne sont-ils pas les patrons des chevaux ? Il ne faut pas oublier les animaux ; vois-tu ce coquin, il est venu s’abriter et se réchauffer ici, » ajouta-t-il en passant sa main sur le chien, qui s’était roulé à ses pieds.
    Puis il se retourna et s’endormit tout à fait.
    Tandis qu’au dehors on entendait des pleurs et des cris dans le lointain, et que, par les fentes des planches mal jointes de la baraque, passait la lueur sinistre de l’incendie, à l’intérieur tout était sombre, calme et tranquille. Pierre fut longtemps à s’endormir : les yeux grands ouverts dans les ténèbres, il écoutait machinalement les ronflements sonores de Platon, et il sentait que le monde de croyances qui s’était écroulé dans son âme renaissait plus beau que jamais en lui et reposait sur les bases désormais inébranlables.

XIII
    Pierre passa quatre semaines dans cette baraque avec vingt-trois soldats, trois officiers, et deux fonctionnaires, prisonniers comme lui. Ces jours laissèrent à peine une trace dans sa mémoire : seule la figure de Platon y resta comme un de ses plus chers et de ses plus vifs souvenirs, comme la personnification la plus complète de tout ce qui est véritablement russe, bon et honnête.
    Platon Karataïew avait environ cinquante ans, à en juger par le nombre des campagnes auxquelles il avait pris part ; lui même n’aurait pu dire au juste son âge, et lorsqu’il riait, ce qui lui arrivait du reste souvent, il laissait voir deux rangées de dents blanches et saines ; sa barbe et ses cheveux n’avaient pas un poil gris, et son corps portait l’empreinte de l’agilité, de la résolution, et surtout du stoïcisme. Malgré les nombreuses petites rides dont elle était sillonnée, sa figure avait une expression touchante de naïveté, de jeunesse et d’innocence. Quand il parlait de sa voix douce et chantante, ses discours coulaient de source ; il ne pensait jamais à ce qu’il avait dit ou à ce qu’il allait dire, et la vivacité et la justesse de ses inflexions leur donnaient une persuasion pénétrante. Soir et matin, en se couchant et en se levant, il disait : « Mon Dieu, fais-moi dormir comme une pierre et fais-moi lever comme un kalatch {26} . » Effectivement, à peine couché, il s’endormait d’un sommeil de plomb, et le matin, en se réveillant, il était léger et dispos, et prêt à toute besogne. Il savait tout faire, ni très bien ni très mal : il cuisinait, cousait, rabotait, raccommodait ses bottes, et, toujours occupé à quelque travail, il ne se permettait de causer et de chanter que la nuit. Il ne chantait pas comme le chanteur qui sait qu’on l’écoute, mais comme les oiseaux du bon Dieu, car il en avait besoin comme de s’étendre et de marcher. Son chant était tendre, doux, plaintif, presque féminin, en harmonie enfin avec sa physionomie sérieuse. Lorsque, après quelques semaines de prison, sa barbe eut repoussé, il avait l’air de s’être débarrassé de tout ce qui n’était pas lui, de la figure d’emprunt que lui avait faite sa vie de soldat, et d’être redevenu, comme devant, un paysan et un homme du peuple. « Soldat en congé fait une chemise de son caleçon, » disait-il ; il ne parlait pas volontiers de ses années de service et répétait avec orgueil que jamais il n’avait été fouetté. Lorsqu’il contait, c’était le plus souvent quelque épisode, cher à son cœur, de sa vie passée ; les proverbes dont il émaillait ses histoires n’étaient ni inconvenants ni hardis, comme ceux de ses camarades ; il se servait d’expressions populaires qui, employées isolément, n’ont aucune couleur, et, placées à propos, frappent par leur

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