La Guerre et la Paix - Tome III
l’influence de l’émotion dont leur cœur débordait à la vue du mystère si solennel et si simple de la mort !
CHAPITRE IV
I
La corrélation des causes est incompréhensible pour l’esprit humain, mais le besoin de s’en rendre compte est inné dans le cœur de l’homme. Celui qui n’approfondit pas la raison d’être des événements s’empare de la première coïncidence qui le frappe pour s’écrier : « Voilà la cause ! ».
Mais lorsqu’on pénètre au fond du moindre fait historique, c’est-à-dire au fond des masses où il s’est produit, on constate que la volonté d’un individu, non seulement ne guide pas ces masses, mais qu’elle-même est constamment dirigée par une force supérieure. Si les événements historiques n’ont en réalité d’autre cause que le principe même de toute cause, ils sont néanmoins dirigés par des lois qui nous sont inconnues, ou que nous entrevoyons à peine et que nous ne saurions découvrir, sinon à la condition de renoncer à en voir le mobile dans la volonté d’un seul homme. C’est ainsi que la connaissance de la loi du mouvement des planètes n’est devenue possible que lorsque l’homme eut répudié l’idée de l’immobilité de la terre.
Après la bataille de Borodino, après que Moscou eût été occupé par l’ennemi et incendié, l’épisode le plus important de la guerre de 1812 serait, au dire des historiens, la marche de l’armée russe quittant la route de Riazan pour prendre celle de Kalouga et aller occuper le camp de Taroutino. Ils attribuent la gloire de cet exploit héroïque à différentes personnes, et les Français eux-mêmes, quand ils parlent de ce mouvement de flanc, vantent le génie dont les généraux russes ont fait preuve en cette occasion. Il est cependant impossible de voir là, avec les historiens, une profonde combinaison trouvée par un seul individu pour sauver la Russie et perdre Napoléon, et de découvrir dans ce fait la moindre trace de génie militaire. Une grande intelligence n’est pas nécessaire en effet pour concevoir que la meilleure position d’une armée non attaquée est de s’établir là où elle est sûre de trouver des approvisionnements. L’enfant le moins intelligent aurait deviné, en 1812, que la route de Kalouga offrait, après la retraite de l’armée, les plus grands avantages. Par quelle filière de déductions Messieurs les historiens arrivent-ils donc à découvrir dans cette manœuvre une combinaison des plus habiles ? Où donc voient-ils que le salut de la Russie et la perte de l’ennemi en ont été les résultats ? Cette marche de flanc pouvait au contraire, par suite des circonstances qui l’ont précédée, qui l’ont accompagnée et qui en ont été la conséquence, devenir la perte des Russes et le salut des Français ; il n’en résulte donc pas que ce mouvement ait eu une influence favorable sur la situation de l’armée. Si cette marche n’avait pas coïncidé avec d’autres circonstances, elle n’aurait produit rien de bon. Que serait-il arrivé si Moscou n’avait pas brûlé, si Murat n’avait pas perdu de vue les Russes, si Napoléon n’était pas resté inactif, si l’armée russe avait livré bataille en quittant Moscou, selon le conseil de Bennigsen et de Barclay, si Napoléon avait, en s’approchant de Taroutino, attaqué les Russes avec le dixième de l’énergie qu’il avait dépensée à Smolensk, si les Français avaient marché sur Pétersbourg ?… etc., etc. Dans ces conditions, le salut se serait tourné en désastre. Comment donc se fait-il que ceux qui ont étudié l’histoire ferment les yeux à l’évidence, en attribuant cette marche à la volonté d’un seul homme ? car personne n’avait mûri et préparé cette manœuvre à l’avance ; et, à l’heure où elle s’est accomplie, elle était tout bonnement le résultat forcé de l’ensemble des circonstances, et l’on ne s’est rendu compte de toutes ses conséquences que lorsqu’elle fut tombée dans le domaine du passé.
Lors du conseil qui se tint à Fili, l’opinion des chefs militaires russes fut en général pour la retraite en ligne droite sur le chemin de Nijni-Novgorod. On trouve des preuves surabondantes de ce fait dans le nombre des voix qui appuyèrent cet avis, et surtout dans la conversation qui eut lieu, après le conseil, entre le commandant en chef et Lanskoï, chef de l’intendance. Lanskoï annonça, dans son rapport, que les
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