La Guerre et la Paix - Tome III
céleste les nourrit. » Il voulut d’abord répéter ce verset à sa sœur : « C’est inutile, pensa-t-il, elle le comprendrait autrement ; les vivants ne peuvent admettre que tous ces sentiments si chers, que toutes ces pensées qui leur paraissent si importantes, n’importent guère ! Oui, nous ne nous comprenons plus. » Et il se tut.
Le fils du prince André avait sept ans ; il ne savait rien, pas même ses lettres, et cependant, eût-il été alors un homme fait et en pleine possession de ses facultés, il n’aurait, ni mieux ni plus profondément compris l’importance de la scène à laquelle il venait d’assister entre son père, la princesse Marie et Natacha. Celle-ci l’emmena. Il la suivit sans dire un mot, s’approcha d’elle en levant timidement sur elle ses beaux yeux pensifs, appuya sa tête contre sa poitrine ; sa petite lèvre retroussée et vermeille trembla, et il pleura doucement.
À dater de ce jour, il évita Dessalles et la vieille comtesse qui cependant l’accablait de soins ; il préférait rester seul, ou avec sa tante et Natacha, qu’il semblait avoir prise particulièrement en affection ; il leur prodiguait à toutes deux des caresses silencieuses.
La princesse Marie, en sortant de chez son frère, avait perdu tout espoir ; aussi ne reparla-t-elle plus à Natacha de la possibilité d’une guérison. Elles se relayaient auprès du divan du malade ; la princesse ne pleurait pas, et elle adressait de ferventes prières à l’Être éternel et insondable, dont la présence se manifeste si vivement au chevet d’un mourant.
XVI
Le prince André sentait qu’il se mourait, qu’il était déjà mort à moitié, par la pleine conscience de son détachement de tout intérêt terrestre et par une étrange et radieuse sensation de bien-être dans son âme. Il attendait ce qu’il savait inévitable, sans hâte et sans inquiétude. Ce quelque chose de menaçant, d’éternel, d’inconnu et de lointain, qu’il n’avait jamais cessé de pressentir pendant toute sa vie, était maintenant là, tout près : il le devinait, il le touchait presque.
Jadis il redoutait la mort : deux fois il avait passé par cette douloureuse et terrible agonie de l’angoisse, et maintenant il ne la craignait plus comme il l’avait crainte, alors que ses yeux, captivés par les bois, les prairies, les champs et l’azur du ciel, voyaient venir la mort dans l’obus qui s’avançait en tournoyant. Revenu à lui dans l’ambulance, cette fleur d’amour éternel s’était épanouie au fond de son âme, délivrée pour quelques secondes du joug de la vie ; libre et indépendant de la terre, toute crainte de la mort avait disparu en lui. Plus il s’absorbait dans la contemplation de cet avenir mystérieux qui se dévoilait devant lui, plus il se détachait inconsciemment de tout ce qui l’entourait, plus s’abaissait cette barrière qui sépare la vie de la mort et qui n’est terrible que par l’absence de l’amour. Qu’était-ce en effet que d’aimer tout et tous, de se dévouer par amour, si ce n’est de n’aimer personne en particulier et de vivre d’une vie divine et immatérielle ? Il voyait venir sa fin avec indifférence et se disait :
« Tant mieux ! »
Mais, après cette nuit de délire où celle qu’il désirait retrouver lui était apparue, après qu’elle eut appliqué ses lèvres sur sa main en la couvrant de ses larmes, l’amour pour une femme pénétra de nouveau dans son cœur et le rattacha à l’existence. Des pensées confuses et joyeuses venaient l’assaillir, et en se reportant au moment où, à l’ambulance, il avait aperçu Kouraguine à côté de lui, il se reconnaissait incapable de revenir aux sentiments qui l’avaient alors envahi. Tourmenté dans son délire par le désir de savoir s’il était encore de ce monde, il n’osait cependant le demander à ceux qui l’entouraient.
Sa maladie avait suivi son cours normal, et « ce quelque chose qui lui était survenu depuis deux jours », comme disait Natacha à la princesse Marie, n’était rien autre que la lutte suprême entre la vie et la mort… C’était la mort qui était la plus forte, et ce renouveau d’amour qu’il ressentait pour Natacha n’était que l’aveu involontaire du prix qu’il attachait à la vie et la dernière révolte de son être contre la terreur de l’inconnu !
Un soir qu’il sommeillait, agité comme il l’était toujours à cette heure par
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