La Guerre et la Paix - Tome III
forces le trahirent bientôt, il se calma, comprit qu’il avait eu tort de s’emporter ainsi, remonta dans sa calèche et s’éloigna en silence.
Cet accès de colère ne se renouvela plus, et il écouta passivement les justifications et les instances de Bennigsen, de Konovnitzine et Toll, qui cherchaient à lui démontrer la nécessité de recommencer le lendemain le même mouvement dont l’exécution venait d’être manquée. Le général en chef fut forcé d’y consentir. Quant à Yermolow, il ne reparut devant Koutouzov que le surlendemain.
VI
Le lendemain, les troupes furent réunies dès le soir sur les différents points et se mirent en marche pendant la nuit. Les ténèbres étaient profondes, et de sombres nuages, d’un noir violacé, couvraient le ciel, mais il ne pleuvait pas. La terre était humide, et les soldats avançaient sans proférer une parole ; l’artillerie seule laissait deviner sa présence par le bruit métallique de ses fourgons. Il était défendu de parler, de fumer, de faire du feu ; les chevaux eux-mêmes semblaient se retenir de hennir. Le mystère de l’entreprise en augmentait l’attrait, et les hommes marchaient gaiement. Quelques colonnes s’arrêtèrent, placèrent leurs fusils en faisceaux et s’étendirent sur la terre froide, croyant bien être arrivées à leur destination. D’autres, et c’était la majorité, marchèrent toute la nuit, et arrivèrent naturellement là où elles ne devaient pas se trouver.
Le comte Orlow-Denissow, avec son faible détachement de cosaques, fut le seul à gagner son poste à temps. Il s’établit dans un taillis sur la lisière d’une forêt, côtoyée par un sentier, qui menait du village de Stromilow à celui de Dmitrovsk.
Le comte, qui s’était endormi un peu avant le jour, fut réveillé pour questionner un déserteur du camp français. C’était un sous-officier polonais du corps de Poniatowsky ; il déclara avoir déserté parce qu’il était victime d’un passe-droit, qu’il aurait dû être nommé officier depuis longtemps, qu’il était le plus brave d’eux tous, et qu’il comptait bien s’en venger. Il assurait que Murat avait passé la nuit à une verste des Russes, et que, si on consentait à lui donner une escorte de cent hommes, il s’engageait à le faire prisonnier. Le comte Orlow tint conseil avec ses camarades, et, la proposition leur paraissant trop séduisante pour la refuser, ils se montrèrent disposés à tenter l’entreprise. Enfin, après beaucoup de discussions et de combinaisons, le général-major Grékow se décida à suivre, avec deux régiments de cosaques, le sous-officier polonais.
« Mais rappelle-toi bien, dit le comte à ce dernier, que si tu as menti, je te ferai pendre comme un chien !… Si tu as dit la vérité, tu auras cent pièces d’or. »
Le sous-officier ne répondit rien, se mit lestement en selle et suivit le général Grékow d’un air résolu. Ils disparurent dans le bois. Le comte, frissonnant sous l’impression du froid, avant-coureur du jour naissant, et inquiet de la responsabilité qu’il venait d’assumer, fit quelques pas hors de la forêt pour examiner le camp ennemi, que l’on entrevoyait à peine, à la distance d’une verste, dans la vague et confuse lumière de l’aube et des feux de bivouac qui s’éteignaient. Nos colonnes devaient déboucher sur le versant incliné, à la droite du comte Orlow-Denissow. Il avait beau étudier tout le terrain, il ne voyait rien paraître : il lui sembla seulement remarquer dans le camp français l’agitation du réveil : « Oh ! il est trop tard, » se dit-il ; il était désabusé, comme cela arrive parfois lorsque nous ne subissons plus l’influence de l’homme auquel nous nous sommes confiés ; évidemment ce sous-officier était un traître qui l’avait trompé, l’attaque projetée avorterait, malgré les deux régiments que Grékow allait entraîner Dieu sait où : « Est-il possible de penser qu’on va surprendre le général en chef au milieu de forces aussi considérables ? Le coquin aura menti !
– On peut faire revenir Grékow, dit un officier de sa suite, qui, comme lui, commençait à douter du succès de l’entreprise.
– Vraiment, qu’en pensez-vous ? faut-il en rester là, oui ou non ?
– Faites-le revenir.
– C’est ça ! dit le comte, qu’on le rappelle !… Mais il sera tard, il va faire jour. »
Un aide de camp s’enfonça dans le bois à la
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