La Guerre et la Paix - Tome III
aussi retenait-il ses troupes autant qu’il le pouvait, et ne leur laissait-il pas quitter leur position. Monté sur un petit cheval gris, il répondait paresseusement aux propositions d’attaque.
« Vous me parlez toujours d’attaque, mais vous voyez bien que nous n’entendons rien aux manœuvres compliquées, disait-il à Miloradovicth, qui lui demandait la permission de se porter en avant… Vous n’avez pas su faire Murat prisonnier ce matin, dit-il à un autre… Vous avez été en retard, il n’y a donc plus rien à faire. »
Lorsqu’on lui annonça que deux bataillons de Polonais venaient renforcer les Français, il regarda du coin de l’œil Yermolow, auquel il n’avait pas adressé la parole depuis la veille.
« C’est cela, murmura-t-il, on demande à attaquer, on propose différents plans, mais lorsqu’il faut agir, rien ne se trouve prêt, et l’ennemi, avisé à temps, prend ses précautions ! »
Yermolow sourit imperceptiblement à ces paroles ; il comprit que l’orage était passé et que Koutouzow se bornait à une simple allusion.
« C’est à mes dépens qu’il s’amuse, » dit Yermolow, tout bas, en touchant du genou Raïevsky.
Bientôt après il s’approcha de Koutouzow, qu’il aborda avec respect :
« Rien n’est perdu, Altesse, l’ennemi est devant nous. N’ordonnerez-vous pas l’attaque ?… Autrement la garde ne sentira même pas la fumée de la poudre. »
Koutouzow garda le silence. Quand on lui apprit la retraite de Murat, il ordonna un mouvement en avant, mais, tous les cent pas, il commandait qu’on s’arrêtât pendant trois quarts d’heure. La bataille se réduisit donc à la charge d’Orlow-Denissow et à la perte inutile de quelques centaines d’hommes. Le résultat fut pour Koutouzow la décoration en diamants, pour Bennigsen cent mille roubles en sus des diamants, d’agréables récompenses pour les autres officiers supérieurs, et un grand nombre de promotions et de changements dans l’état-major.
« C’est toujours ainsi, on fait tout à l’envers, » disaient, après la bataille de Taroutino, les officiers et les généraux russes, de même qu’on le dit encore aujourd’hui, et ils donnaient à entendre qu’il s’était trouvé là juste à point un imbécile pour faire des sottises qu’eux n’auraient jamais faites ; mais les hommes qui parlent ainsi, ou n’ont aucune idée de l’affaire qu’ils critiquent, ou se trompent sciemment. Toute bataille, que ce soit celle de Taroutino, de Borodino ou d’Austerlitz, ne se passe jamais selon les prévisions de ceux qui en conduisent les opérations.
Un nombre incalculable de forces indépendantes (car jamais l’homme n’est aussi indépendant que pendant ce moment où s’agite pour lui une question de vie ou de mort) influe sur la direction de la bataille, et cette direction ne peut pas être précisée à l’avancé et ne coïncidera jamais avec la direction imprimée à l’action par une seule force individuelle. Lorsque les historiens, les Français surtout, affirment que leurs guerres et leurs batailles ont lieu d’après des plans, dont toutes les dispositions sont préalablement arrêtées, la seule conclusion que nous puissions en tirer, c’est que leurs descriptions sont inexactes. Il est évident que la bataille de Taroutino n’eut pas le résultat que se proposait le comte Toll, c’est-à-dire de mener les troupes au feu dans l’ordre prescrit, ni celui qu’avait en vue le comte Orlow, qui était de faire Murat prisonnier, ni celui que visait Bennigsen, qui espérait anéantir l’ennemi, ni celui de l’officier qui rêvait de se distinguer, ni celui du cosaque avide de plus de butin qu’il n’en avait déjà fait, et ainsi de suite. Mais si le but était de réaliser le désir, général en Russie, de chasser les Français, et de porter un coup mortel à leur armée, alors il sera parfaitement évident que la bataille de Taroutino fut en tous points ce qui était le plus nécessaire et le plus opportun à cette période de la campagne, puisqu’elle a atteint ce but. Il est difficile, presque impossible, de se représenter une issue plus favorable que celle de ce combat. Malgré une confusion sans exemple, les plus grands avantages furent acquis au prix de très peu d’efforts, et de pertes minimes. La faiblesse des Français fut démontrée, et l’armée ennemie subit un échec qui, dans les conditions où elle se trouvait, devait forcément
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