La Guerre et la Paix - Tome III
afin de plaire à l’Empereur, est le seul qui, à Vilna, ait osé dire tout haut, en s’attirant ainsi la disgrâce impériale, que la continuation de la guerre au delà des frontières était fâcheuse et sans objet. Il ne suffît pas d’ailleurs d’affirmer qu’il comprenait l’importance de la situation ; ses actes sont là pour le démontrer : il commence par concentrer toutes les forces de la Russie avant d’en venir aux mains avec l’ennemi, il le bat, et le chasse enfin du pays, en allégeant, autant qu’il lui était possible, les souffrances du peuple et de l’armée. Lui, ce temporiseur dont la devise était : « temps et patience, » lui, l’adversaire déclaré des décisions énergiques, il livre la bataille de Borodino en donnant à tous les préparatifs une solennité sans exemple, et soutient ensuite, contre l’avis des généraux, malgré la retraite de l’armée victorieuse, que la bataille de Borodino est une victoire pour la Russie, et insiste sur la nécessité de ne plus en livrer d’autres, de ne pas commencer une nouvelle guerre, de ne pas franchir les frontières de l’Empire !
Comment ce vieillard a-t-il pu, en opposition avec tout le monde, deviner aussi sûrement le sens et la portée des événements, au point de vue russe ? C’est que cette merveilleuse faculté d’intuition prenait sa source dans le sentiment patriotique, qui vibrait en lui dans toute sa pureté et dans toute sa force. Le peuple l’avait compris, et c’était ce qui l’avait amené à réclamer, contre la volonté du Tsar, le choix de ce vieillard disgracié comme le représentant de la guerre nationale. Porté par cette acclamation du pays à ce poste élevé, il y employa tous ses efforts, comme commandant en chef, non pour envoyer ses hommes à la mort, mais pour les ménager et les conserver à la patrie !
Cette figure simple et modeste, et par conséquent « grande » dans la véritable acception du mot, ne pouvait être coulée dans le moule mensonger du héros européen, du soi-disant dominateur des peuples, tel que l’histoire l’a inventé !… Il ne saurait y avoir de « grands hommes » pour les laquais, parce que les laquais entendent mesurer les autres à leur taille !
VI
Le 17 novembre fut le premier jour de la bataille de Krasnoé. Un peu avant le soir, après d’interminables discussions, après toutes sortes de retards causés par les généraux qui n’étaient pas arrivés en temps utile à l’endroit désigné, après l’envoi en tous sens d’aides de camp chargés d’ordres et de contre-ordres, il devint évident que l’ennemi était en fuite et qu’aucune bataille n’était possible.
La journée était belle et froide. Koutouzow, accompagné d’une nombreuse suite, où les mécontents étaient en grande majorité, monté sur son vigoureux petit cheval blanc, se rendit à Dobroïé, où le quartier général avait été transporté d’après son ordre. Le long de la route se pressaient autour des feux les prisonniers français qu’on avait faits ce jour-là, au nombre de 7 000. Non loin de Dobroïé, une foule de soldats déguenillés causaient bruyamment autour de pièces françaises dételées. À l’approche du commandant en chef, les voix se turent, et tous les yeux se fixèrent sur lui, pendant qu’un des généraux lui expliquait où l’on s’était emparé de ces canons et de ces hommes. Sa physionomie était soucieuse, et il prêtait une oreille distraite aux rapports qu’on lui faisait, il examinait ceux dont l’aspect était le plus misérable. La plupart des soldats français n’avaient plus figure humaine : le nez et les joues gelés, les yeux rouges, gonflés et purulents, il semblait ne leur rester que quelques minutes à vivre. Deux d’entre eux, dont l’un avait le visage couvert de plaies, déchiraient de la viande crue. Il y avait quelque chose d’animal et d’effrayant dans le regard en dessous jeté par ces malheureux sur les survenants. Koutouzow, après les avoir longtemps regardés, hocha la tête d’un air triste et pensif. Un peu plus loin, il vit un soldat russe qui adressait en souriant quelques paroles affectueuses à un Français : il hocha de nouveau la tête, sans que sa physionomie changeât d’expression.
« Que dis-tu ? demanda-t-il au général qui essayait d’attirer son attention sur les drapeaux français réunis en faisceaux devant le régiment de Préobrajenski… Ah ! les drapeaux !
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