La Guerre et la Paix - Tome III
hier et qu’ils recommenceront à maudire dans un mois.
Cet homme est encore nécessaire pour justifier le dernier acte collectif.
Cet acte fut accompli.
Le dernier rôle est joué. L’acteur est prié d’enlever son costume et de se démaquiller ; on n’a plus besoin de lui.
Et quelques années se passent, pendant lesquelles cet homme, dans la solitude de son île, se joue à lui-même une piteuse comédie ; il intrigue, il ment pour justifier ses actes, alors que déjà toute justification est inutile ; il montre à l’univers ce que vaut le personnage qu’on prenait pour une force, alors qu’une invisible main le conduisait.
Le metteur en scène, une fois le drame joué et l’acteur déshabillé, nous le montre :
– Regardez celui en qui vous avez cru ! Le voici ! Voyez-vous maintenant que ce n’est pas lui, mais moi qui vous menais ?
Mais aveuglés par la force qui les avait mis en branle, les hommes, longtemps, ne comprirent pas cela.
Plus grande encore est la logique et la nécessité que présente la vie d’Alexandre I er , personnage qui se trouvait à la tête du mouvement en sens inverse, d’Orient en Occident.
Que fallait-il à l’homme qui, en éclipsant les autres, prendrait la tête de ce mouvement ?
Il lui fallait posséder le sentiment de la justice, prendre part aux affaires de l’Europe, mais de loin, pour que des intérêts mesquins n’obscurcissent pas sa vision ; il lui fallait dominer par sa hauteur morale ses associés, les souverains d’alors ; il lui fallait une personnalité aimable et séduisante ; il fallait qu’il eût subi une offense personnelle de Napoléon. Toutes ces conditions sont réunies en Alexandre I er ; tout cela est le fruit d’innombrables « hasards », semés le long de sa vie passée, et par son éducation, et par ses initiatives libérales, et par les conseillers de son entourage, et par Austerlitz, et par Tilsit, et par Erfurt.
Pendant la guerre populaire, il reste inactif parce qu’on n’a pas besoin de lui. Mais aussitôt qu’apparaît la nécessité d’une guerre européenne, sa personnalité apparaît à sa place au moment voulu ; il fait l’union de tous les peuples européens et les conduit au but.
Le but est atteint. Après la dernière guerre de 1815, Alexandre se trouve au sommet de la puissance qu’un homme puisse atteindre. De quelle façon s’en sert-il ?
Alexandre I er , le pacificateur de l’Europe, l’homme qui dès ses jeunes années n’a cherché que le bonheur de son peuple, l’instigateur des réformes libérales introduites dans sa patrie au moment où, semble-t-il, il dispose du pouvoir le plus étendu et par conséquent des moyens de réaliser le bonheur de son peuple, au moment où Napoléon en exil dresse des plans puérils et mensongers sur la façon dont il rendrait le monde heureux si on le laissait faire, à ce moment précis, Alexandre I er , ayant accompli sa mission et sentant sur soi la main de Dieu, reconnaît tout à coup le néant de ce soi-disant pouvoir, le remet aux mains de gens méprisables et méprisés et dit simplement :
– « Non pas pour nous, Seigneur, non pas pour nous, mais pour Ton Nom {41} ! » Je suis un homme comme vous ; laissez-moi vivre en homme ; laissez-moi penser à mon âme et à Dieu.
De même que le soleil, comme chaque atome de l’éther, est une sphère parfaite en soi et en même temps un seul atome de l’infini inaccessible à l’homme dans son immensité, de même chaque individu porte en soi des buts qui lui sont propres et cependant il les porte pour servir des buts généraux, inaccessibles à l’homme.
Une abeille posée sur une fleur a piqué un enfant. L’enfant a peur des abeilles et dit que leur but est de piquer les gens. Le poète admire l’abeille qui butine dans le calice de la fleur, et dit que le but de l’abeille est de butiner l’arôme des fleurs. Un apiculteur, remarquant que l’abeille amasse du pollen et le porte à sa ruche, dit que le but de l’abeille est de récolter du miel. Un autre apiculteur qui a étudié de plus près la vie de l’essaim, dit que l’abeille amasse le pollen pour nourrir le jeune couvain et pour élever la reine, et que son but est la conservation de l’espèce. Le botaniste remarque que l’abeille emporte du pollen de la fleur dioïque sur la fleur femelle qu’elle féconde, et il voit en cela le but des abeilles. Un autre, s’intéressant à la propagation des plantes,
Weitere Kostenlose Bücher