La Guerre et la Paix - Tome III
le caractère de Napoléon et d’Alexandre, mais nous n’aurons plus besoin non plus de nous représenter ces personnages autrement que comme des hommes pareils aux autres ; non seulement nous n’aurons plus besoin d’expliquer par le hasard les menus événements qui ont fait ces hommes tels qu’ils ont été, mais nous verrons clairement que tous ces menus événements étaient inévitables.
Si nous renonçons à connaître le but final, nous comprendrons clairement que, de même qu’on ne peut imaginer pour une plante une couleur ou une semence mieux à sa nature que celles qu’elle produit, de même il nous est impossible d’imaginer deux autres hommes avec tout un passé qui répondrait aussi précisément, et jusque dans les plus infimes détails, à la mission qu’ils avaient à remplir.
III
Le sens profond des événements européens du début du XIX ème siècle réside dans le mouvement guerrier des masses populaires d’Europe, de l’Occident vers l’Orient, puis de l’Orient vers l’Occident. Le mouvement de l’Occident vers l’Orient a été le premier. Pour que les peuples d’Occident pussent pousser leur marche belliqueuse jusqu’à Moscou, il était nécessaire : 1° qu’ils s’unissent en une masse guerrière d’une telle ampleur qu’elle fût en état de supporter le choc de la masse guerrière de l’Orient ; 2° qu’ils renonçassent à toutes leurs traditions et à toutes leurs habitudes ; 3° que, pour mener à bien leur assaut, ils eussent à leur tête un homme qui pût et pour lui-même et pour eux justifier les fourberies, les pillages, les massacres qui devaient en être et qui en furent l’accompagnement.
Tout d’abord, l’ancien groupement de forces insuffisamment important est dissous en France par la Révolution ; les traditions et les coutumes anciennes sont anéanties ; un nouveau groupement s’élabore peu à peu sur une nouvelle échelle plus considérable, avec de nouvelles habitudes et traditions ; alors se prépare l’homme qui doit se mettre à la tête du mouvement futur et prendre toute responsabilité des événements qui doivent s’accomplir.
Cet homme sans convictions, sans passé, sans traditions, sans nom, et qui n’est pas même Français, se faufile, par un concours de circonstances des plus étranges, semble-t-il, parmi tous les partis de la France en ébullition et, sans s’attacher à aucun, se fait porter au premier rang.
L’ignorance de ses compagnons, la faiblesse et la nullité de ses adversaires, le cynisme, la brillante et vaniteuse étroitesse d’esprit de cet homme le mettent à la tête de l’armée. La valeur des soldats de l’armée d’Italie, la répugnance à se battre de ses adversaires, sa témérité et sa présomption puériles lui valent la gloire militaire. Une quantité innombrable de « hasards » lui font partout cortège. La disgrâce dans laquelle il tombe auprès des dirigeants français le sert. Les tentatives qu’il entreprend pour changer de voie ne lui réussissent pas ; on refuse ses services en Russie et il ne parvient pas à s’établir en Turquie. Durant la guerre d’Italie, il se trouve plusieurs fois à deux doigts de sa perte, et chaque fois il échappe d’une façon imprévue. Les armées russes, les seules qui pourraient faire écrouler sa gloire, n’avancent pas en Europe par suite de diverses combinaisons diplomatiques, tant que lui-même y est.
À son retour d’Italie, il trouve à Paris le gouvernement dans un tel état de décomposition que ceux qui en font partie sont inévitablement balayés et anéantis. Et une issue se présente d’elle-même pour le tirer de sa situation dangereuse : une expédition insensée, absurde, en Afrique. De nouveau les mêmes « hasards » lui font cortège. Malte réputée imprenable se rend sans un coup de feu. Les décisions les plus risquées sont couronnées de succès. La flotte ennemie, qui par la suite ne laissera pas passer une seule barque, livre passage à toute une armée. En Afrique, les pires abominations sont commises sur des populations presque sans armes. Et les auteurs de ces forfaits, leur chef en tête, se persuadent que tout cela est splendide, que c’est glorieux ! que c’est digne de César, et d’Alexandre de Macédoine, que c’est bien.
Cet idéal de gloire et de grandeur qui consiste non seulement à croire que l’on ne fait rien de mal, mais encore à être fier de tous les crimes que l’on
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