La Guerre et la Paix - Tome III
l’empereur d’Autriche considère comme une grâce que ce grand homme veuille bien recevoir dans son lit la fille des Césars ; le pape, gardien des trésors sacrés des peuples, fait servir sa religion à l’élévation du grand homme. Ce n’est pas tant Napoléon en personne qui se prépare à remplir son rôle, que son entourage qui l’amène à prendre sur lui toute la responsabilité des événements présents et futurs. Pas un acte frauduleux, pas un crime, pas une basse trahison qu’il commette sans qu’aussitôt, dans la bouche de son entourage, tout cela ne se transforme en acte magnifique. Pour lui plaire, les Allemands ne trouvent rien de mieux que de fêter leur défaite d’Iéna et d’Auerstaedt. Et il n’y a pas que lui qui soit grand, ses aïeux, ses frères, ses beaux-fils, ses beaux-frères le sont aussi. Tout concourt à le priver des derniers vestiges de sa raison et à le préparer à son effroyable rôle. Et une fois qu’il est prêt, les forces qu’il lui faut sont prêtes aussi.
L’invasion déferle sur l’Orient, atteint son but final, qui est Moscou. La capitale est prise, l’armée russe est anéantie, plus que ne le furent jamais les armées ennemies dans les guerres précédentes, d’Austerlitz à Wagram. Et soudain, à la place de ces hasards et de ces coups de génie, qui avec tant de constance ont porté Napoléon de succès en succès jusqu’au but fixé apparaît une série innombrable de hasards contraires, depuis le rhume de cerveau de Borodino jusqu’aux froids de l’hiver et à l’étincelle qui a mis le feu à Moscou. Et à la place du génie apparaissent une sottise et une lâcheté sans exemple.
L’invasion fuit, revient en arrière et fuit encore, et maintenant, sans arrêt, les hasards, au lieu d’être pour Napoléon, sont contre lui.
Un mouvement contraire s’accomplit d’Orient en Occident, présentant de remarquables analogies avec le précédent mouvement d’Occident en Orient. Mêmes tentatives préalables d’Orient en Occident qu’en 1805, 1806 et 1809, avant le grand ébranlement : même formidable concentration d’hommes ; même adhésion des peuples du centre de l’Europe au mouvement, même hésitation au milieu du chemin, et même accroissement de vitesse à mesure qu’on approche du but.
Paris, le but extrême, est atteint. Le gouvernement de Napoléon, ainsi que son armée, sont détruits. Napoléon lui-même n’a plus de raison d’être ; tous ses actes sont dès lors pitoyables et bas ; mais de nouveau un hasard inexplicable entre en jeu ; les alliés haïssent Napoléon qu’ils accusent d’être la cause de leurs malheurs ; dépouillé de sa force et de son pouvoir, convaincu de crimes et de perfidies, il devrait leur paraître tel qu’ils le voyaient dix ans plus tôt et qu’ils le verront un an plus tard : un bandit hors la loi. Mais par un hasard étrange, personne ne voit cela. Son rôle n’était pas encore terminé. L’homme que dix ans plus tôt et un an plus tard l’on considéra comme un bandit hors la loi fut envoyé à deux journées de voyage de France, dans une île dont on lui donna la souveraineté, avec sa garde et des millions qui le payaient de Dieu sait quoi.
IV
Le mouvement des peuples commence à s’assagir dans ses rives. Les vagues de la grande marée se sont retirées et sur la mer calmée se forment des cercles sur lesquels voguent les diplomates qui s’imaginent avoir produit eux-mêmes cette bonace.
Mais la mer calmée se soulève. Les diplomates croient aussitôt que ce sont eux et leurs désaccords qui causent cette nouvelle tension des forces, ils s’attendent à une guerre entre les souverains ; la situation leur semble sans issue. Mais la vague dont ils sentent la montée ne déferle pas de la direction où ils l’attendent. C’est toujours la même vague, et c’est toujours le même point de départ : Paris. C’est le dernier rejaillissement du flux venu de l’Occident, rejaillissement qui doit résoudre des difficultés diplomatiques apparemment insolubles, et mettre fin aux mouvements guerriers de cette période.
L’homme qui a dévasté la France revient dans cette France, seul, sans qu’il soit besoin d’un complot, sans soldats. Le premier garde-champêtre venu peut lui mettre la main au collet, et, par un hasard étrange, non seulement personne ne lui met la main au collet, mais tous avec enthousiasme viennent accueillir cet homme qu’ils maudissaient
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