La Guerre et la Paix - Tome III
commet, en leur attribuant une signification incompréhensible et surnaturelle, cet idéal qui doit guider cet homme, ainsi que ceux qui se sont liés à sa fortune, s’élabore dans l’immense étendue de l’Afrique. Tout ce qu’il entreprend lui réussit. La peste l’épargne. Les massacres cruels des prisonniers ne lui sont pas imputés à crimes. Son départ d’Afrique, d’une maladresse puérile, injustifiable, l’abandon de ses compagnons dans le malheur, lui est profitable, et de nouveau la flotte ennemie le laisse échapper par deux fois. C’est à ce moment où il a la tête tournée par la réussite de tous ses crimes que, prêt à jouer son rôle, mais sans but défini, il arrive à Paris. La décomposition du gouvernement républicain qui, un an auparavant, aurait pu causer sa perte, est arrivée à son dernier stade et son état d’homme étranger aux partis ne peut maintenant que servir à son élévation.
Il n’a aucun plan d’action ; il a peur de tout ; mais les partis cherchent à se raccrocher à lui et réclament sa collaboration.
Lui seul, avec l’idéal de gloire et de grandeur qu’il s’est créé en Italie et en Égypte, avec sa folle adoration de lui-même, avec son audace dans le crime, avec son cynisme, lui seul peut justifier les événements qui doivent s’accomplir.
Il est l’homme nécessaire pour la place qui l’attend. Ainsi, presque indépendamment de sa volonté, malgré son manque de décision, son absence de plan, toutes les fautes qu’il accumule, il est entraîné dans un complot qui se propose de le porter au pouvoir et ce complot est couronné de succès.
On l’entraîne à une séance du Directoire. Effrayé, il cherche à fuir et se croit perdu ; il fait semblant de tomber en pâmoison ; il tient des discours insensés qui devraient le perdre. Mais les dirigeants, jusque-là fiers et avisés, sentent maintenant leur rôle terminé, et, plus troublés encore que lui, prononcent les paroles qui sont le moins propres à leur conserver le pouvoir et ruiner cet homme.
C’est le HASARD, ce sont des millions de hasards qui lui donnent le pouvoir, et tous les hommes, comme obéissant à un mot d’ordre, contribuent à consolider ce pouvoir. Ce sont des HASARDS qui font les caractères des dirigeants de la France d’alors ; ce sont des HASARDS qui font le caractère de Paul I er , qui reconnaît son autorité ; c’est le HASARD qui ourdit contre lui un complot, qui au lieu de l’ébranler, raffermit sa puissance ; c’est le HASARD qui lui livre le duc d’Enghien, et le pousse à le faire assassiner inopinément, cherchant par ce moyen, plus fort que tous les autres, à convaincre la foule qu’il a le droit, puisqu’il a la force. C’est le HASARD qui fait qu’il tend toutes ses forces pour une expédition contre l’Angleterre, qui, évidemment, aurait causé sa ruine, et jamais il ne réalise ce dessein, mais, tout à coup, il tombe sur Mack et ses Autrichiens qui se rendent sans combat. C’est le HASARD et le GÉNIE qui lui donnent la victoire d’Austerlitz, et par HASARD, tous les hommes, non seulement de la France, mais de toute l’Europe, à l’exception de l’Angleterre qui ne prendra aucune part aux événements en train de s’accomplir, tous les hommes, malgré leur horreur initiale et leur aversion pour les crimes de cet homme, reconnaissent maintenant son pouvoir, le titre qu’il s’est donné, et son idéal de grandeur et de gloire, que chacun à l’envi prend pour quelque chose de merveilleux et de raisonnable.
Comme pour essayer par avance leur mouvement futur, les forces de l’Occident se sont dirigées à plusieurs reprises vers l’Orient, en 1805, 1806, 1807, 1809, chaque fois plus puissantes et plus nombreuses. En 1811, la masse d’hommes agglomérée se fond avec une autre énorme masse de peuples du centre de l’Europe. Plus grandit cette masse d’hommes, plus se trouve justifié celui qui est à la tête du mouvement. Pendant la période de dix ans qui prépare ce grand mouvement, cet homme entre en pourparlers avec toutes les têtes couronnées de l’Europe. Les puissances de ce monde, dépouillées de leur autorité, ne peuvent opposer à l’idéal de GLOIRE et de GRANDEUR de Napoléon qui n’a aucun sens, aucun autre idéal raisonnable. L’un après l’autre, ils s’empressent de lui donner le spectacle de leur néant. Le roi de Prusse envoie sa femme mendier les faveurs du grand homme ;
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