La Guerre et la Paix - Tome III
comtesse ? Je vais vous l’apporter, » dit Mlle Bourrienne en sortant de la chambre.
Un silence embarrassant s’établit entre eux deux.
« Oui, dit enfin Nicolas avec un sourire de tristesse, ne croirait-on pas, princesse, que notre première rencontre à Bogoutcharovo a eu lieu hier, et cependant que d’événements se sont passés depuis !… Nous nous imaginions être bien malheureux alors ; eh bien ! je donnerais beaucoup pour en revenir là, mais ce qui est passé ne revient plus. »
La princesse Marie avait fixé sur lui son doux et profond regard en cherchant à pénétrer le sens caché de ces paroles.
« C’est vrai, dit-elle, vous n’avez pourtant rien à regretter dans le passé, et si je comprends votre vie actuelle, elle vous laissera aussi un bon souvenir de dévouement et d’abnégation…
– Je ne saurais accepter vos louanges, dit-il vivement, car je m’adresse constamment des reproches, et… Pardon, ce sujet ne peut vous intéresser, » continua-t-il en redevenant, à ces mots, froid et calme comme à son entrée.
Mais la princesse Marie ne voyait plus en lui que l’homme qu’elle avait connu et aimé, et c’est avec cet homme qu’elle renoua la conversation.
« J’avais pensé que vous me permettriez de vous exprimer…, dit-elle avec hésitation : mes relations avec vous et les vôtres étaient devenues telles, qu’il me semblait qu’un témoignage de sympathie de ma part ne pouvait vous offenser : il paraît que je me suis trompée, ajouta-t-elle d’une voix tremblante… Je ne sais pourquoi vous étiez tout autre auparavant, et je…
– Ah ! il y a mille raisons à cela, répondit Nicolas en appuyant sur ce dernier mot. Merci, princesse, ajouta-t-il tout bas, croyez-moi, c’est parfois bien lourd à porter !
– C’est donc cela, c’est donc cela, se dit en tressaillant de joie la princesse Marie. Ce n’est donc pas seulement cet honnête et loyal regard, cet extérieur charmant que j’ai aimé en lui, j’avais deviné toute la noblesse de son âme… C’est donc parce qu’il est pauvre et que je suis riche… C’est donc cela… car autrement… »
Alors, se souvenant de la tendre sympathie qu’elle lui avait laissé entrevoir, et examinant sa bonne et mélancolique figure, elle comprit à n’en plus douter la raison de son apparente froideur.
« Pourquoi donc, comte, pourquoi ? s’écria-t-elle tout à coup en se rapprochant de lui involontairement ; pourquoi ? vous devez me le dire. »
Il garda le silence.
« Je ne sais pas, comte, je ne connais pas vos raisons, mais je sais que, moi aussi, je souffre et je vous l’avoue… pourquoi me priver alors de votre bonne amitié ? »
Et des pleurs brillèrent dans ses yeux.
« J’ai si peu de bonheur dans la vie que toute perte m’est sensible… Pardonnez-moi, adieu ! »
Elle fondit en larmes et fit quelques pas pour sortir.
« Princesse ! Au nom du ciel, un instant ! » Il l’arrêta. Elle se retourna, leurs regards se rencontrèrent en silence, la glace était rompue, et ce qui leur semblait tout à l’heure encore impossible devint pour eux une réalité prochaine et inévitable.
VII
Nicolas épousa la princesse Marie dans le courant de l’automne de 1813, et alla s’établir avec elle, sa mère et Sonia, à Lissy-Gory. Pendant les quatre années qui suivirent leur mariage, sans vendre la moindre parcelle des biens de sa femme, il paya toutes ses dettes, y compris celle qu’il avait contractée envers Pierre, et en 1820 il avait si bien arrangé ses affaires, qu’il avait ajouté à Lissy-Gory une petite terre, et qu’il était en négociations pour racheter Otradnoë : c’était son rêve favori. Nicolas, forcé de devenir gentilhomme fermier, se passionna pour l’agriculture, et en fit sa principale occupation. Il n’aimait pas les innovations, surtout les innovations anglaises, qui commençaient alors à être de mode. Il se moquait des ouvrages de pure théorie, ne songeait ni à construire des fabriques, ni à ensemencer des blés chers et d’une espèce étrangère au pays. Ne donnant jamais exclusivement ses soins à une branche de son administration au détriment des autres, il avait toujours devant les yeux sa propriété tout entière, et non pas seulement une de ses parties. Pour lui, l’important était, non pas l’oxygène et l’azote contenus dans le sol et dans l’air, non pas la charrue et l’engrais, mais le travailleur qui
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