La Guerre et la Paix - Tome III
mettait en œuvre toutes ces forces. Le paysan attira tout d’abord son attention : c’était mieux qu’un instrument pour lui, c’était un juge. Il l’étudia avec soin, chercha à comprendre ses besoins, à se rendre compte de ce qu’il tenait pour bon ou pour mauvais, et les ordres qu’il donnait devenaient pour lui une source de renseignements précieux. Ce ne fut que lorsqu’il eut saisi leurs goûts, leurs désirs, et qu’il eut appris à parler leur langue, qu’il lut dans leur pensée, qu’il se sentit rapproché d’eux, et qu’il put les gouverner d’une main sûre et ferme, c’est-à-dire leur rendre les services qu’ils étaient en droit d’attendre de lui. Son administration ne tarda pas à avoir les résultats les plus brillants. Nicolas, avec une clairvoyance remarquable, nommait dès le début de sa gestion, aux fonctions de bourgmestre, de staroste et de délégué, ceux mêmes que les paysans auraient choisis, s’ils en avaient eu le droit. Au lieu d’analyser la constitution chimique des engrais, au lieu de se lancer dans le « doit et avoir », comme il le disait en plaisantant, il se renseignait sur la quantité de bétail que possédaient les paysans, et s’efforçait, par tous les moyens, de l’augmenter. Il ne permettait pas aux familles de se séparer et tenait à les conserver groupées ensemble. Il était sans pitié pour les paresseux et les dépravés, et les chassait au besoin de la communauté. Pendant les travaux des champs, pendant les semailles, la fenaison et la moisson, il surveillait avec le même soin ses champs et ceux des paysans, et peu de propriétaires pouvaient se vanter d’en avoir en aussi bon état et d’un aussi bon rendement que les siens. Il n’aimait pas à avoir affaire avec les dvorovy {42} , qu’il regardait comme des parasites. On l’accusait cependant de ne pas les tenir assez sévèrement ; lorsqu’il devait punir l’un d’eux, son indécision était si grande, qu’il consultait toute la maison avant d’en venir là, et il était enchanté de trouver l’occasion de le faire partir comme recrue, à la place d’un paysan. Quant à ces derniers, il était d’avance tellement sûr d’avoir la majorité pour lui, qu’il n’hésitait jamais dans les mesures à prendre en ce qui les concernait. Il ne se permettait pas de les accabler de travail, ou de les châtier, ou de les récompenser pour sa satisfaction personnelle. Peut-être n’aurait-il pas su dire en vertu de quelle règle il agissait ainsi, mais il la sentait dans son âme, ferme et inflexible. Parfois pourtant il lui arrivait de s’écrier avec dépit, à propos d’un désordre ou d’un insuccès : « Que peut-on faire avec notre peuple russe ? » et il s’imaginait détester le paysan, mais il aimait de tout son cœur « notre peuple russe » et son génie ; c’est pour cela qu’il l’avait si bien compris, et s’était engagé dans la seule voie au bout de laquelle il était sûr de trouver de bons résultats. Ces occupations si absorbantes inspiraient à sa femme une sorte de jalousie : elle regrettait de ne pouvoir y prendre part et de ne pas comprendre les joies et les soucis de ce monde si étranger pour elle : pourquoi cet air de gaieté et de bonheur lorsque, s’étant levé à l’aube, et ayant passé toute la matinée dans les champs ou sur l’aire, il ne rentrait qu’à l’heure du thé ? Pourquoi cet enthousiasme lorsqu’il parlait de l’activité d’un riche paysan qui avait passé toute la nuit, avec sa famille, à transporter ses gerbes et à faire ses meules ? Pourquoi ce sourire satisfait lorsqu’il voyait tomber une pluie fine et serrée sur les pousses altérées de l’avoine, ou emporter par le vent un nuage menaçant au moment de la fenaison ou de la moisson, et que, hâlé, les cheveux parfumés de menthe et d’absinthe sauvages, il s’écriait en se frottant joyeusement les mains : « Encore un jour comme celui-ci, et notre récolte et celle des paysans seront rentrées » ? Elle s’étonnait aussi de ce qu’avec son bon cœur, son empressement à prévenir tous ses désirs, il se désespérait de recevoir, par son entremise, des pétitions de paysans qui demandaient à être affranchis de certains travaux. Il les refusait constamment, et se fâchait tout rouge, en l’engageant à ne pas se mêler dorénavant de ses affaires.
Lorsque, pour essayer de pénétrer sa pensée, elle lui parlait du bien qu’il
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