La Guerre et la Paix - Tome III
faisait à ses serfs, il s’emportait. « C’est bien le dernier de mes soucis, répondait-il, et ce n’est pas à leur bonheur que je travaille ; le bonheur du prochain n’est que poésie, et conte de femmelette. Je tiens à ce que nos enfants ne soient pas des mendiants, et à ce que notre fortune s’arrondisse de mon vivant ; je n’ai pas d’autre but, et pour l’atteindre il faut l’ordre, la sévérité et la justice, ajoutait-il, car si le paysan est nu et affamé, s’il n’a qu’un cheval, il ne travaillera ni pour lui, ni pour moi. »
Était-ce vraiment d’une manière aussi inconsciente que Nicolas faisait du bien aux autres et que tout fructifiait ainsi entre ses mains ? Le fait est que sa fortune augmentait à vue d’œil ; les paysans du voisinage venaient à tout moment lui demander de les acheter, et longtemps après sa mort la population conserva le souvenir de sa gestion : « Il s’y entendait, disait-elle : il pensait d’abord à l’avoir du paysan et puis au sien : il ne nous gâtait pas, en un mot c’était un bon administrateur ! »
VIII
Ce qui parfois ne laissait pas de causer du souci à Nicolas, c’était son emportement et son habitude de hussard d’avoir la main leste. Dans les premiers temps de son mariage, il n’y avait rien vu de répréhensible, mais, la seconde année, un certain incident le fit subitement changer de manière de voir à ce sujet. Il avait fait venir un jour le successeur du défunt Drône, le staroste de Bogoutcharovo, qui était accusé de malversations. Nicolas le reçut sur le perron, et, aux premiers mots du prévenu, lui répondit par une grêle d’injures et de coups. Rentrant un moment après pour déjeuner, il s’approcha de sa femme, qui travaillait, la tête inclinée sur son métier, et lui raconta, comme de coutume, tout ce qu’il avait fait dans la matinée, et entre autres l’affaire du staroste.
La comtesse Marie, rougissant et pâlissant tour à tour, ne releva pas la tête et garda le silence.
« Quel impudent coquin ! s’écria-t-il en s’échauffant à ce souvenir, s’il avait au moins avoué qu’il était ivre, mais… Qu’as-tu donc, Marie ? »
Celle-ci leva les yeux sur lui, essaya en vain de dire un mot et baissa de nouveau la tête… « Qu’as-tu, mon amie ? » Les pleurs embellissaient toujours la comtesse Marie, car, ne pleurant jamais que de chagrin ou de pitié, et non de colère ou de souffrance physique, ses yeux lumineux et profonds avaient alors un charme irrésistible. À cette question de son mari, elle fondit en larmes.
« Nicolas, j’ai tout vu… Il est coupable, je le sais… Mais pourquoi l’as-tu… ? » Et elle se voila la figure de ses mains.
Nicolas ne répondit rien, rougit fortement, et s’éloigna d’elle en faisant quelques pas dans la chambre. Il devinait la cause de ses larmes, mais, ne trouvant rien de blâmable dans une habitude qui remontait pour lui à tant d’années, il lui donna tort, et se dit : « Ce sont des petites faiblesses de femme… ou plutôt n’aurait-elle pas vraiment raison ? » Dans son irrésolution, il jeta un regard sur ce visage aimé qui souffrait pour lui, et comprit qu’elle avait dit juste, et qu’il était coupable envers lui-même.
« Marie, lui dit-il tout doucement, cela n’arrivera plus, je te le jure… Jamais ! » reprit-il d’une voix émue, comme un enfant qui demande pardon.
Les larmes jaillirent plus abondantes des yeux de la comtesse. Elle saisit la main de son mari et la porta à ses lèvres.
« Quand as-tu brisé ton camée ? lui dit-elle pour changer de sujet de conversation, en examinant une bague qu’il portait toujours au doigt et qui représentait la tête de Laocoon.
– Ce matin, Marie, et que cette bague brisée me rappelle à l’avenir la parole que je viens de te donner ! »
Depuis lors, quand il sentait la colère le gagner et ses poings se fermer, il tournait rapidement sa bague et baissait les yeux devant celui à qui il avait affaire. Cependant il lui arrivait, de temps à autre, de s’oublier, et alors, en s’en confessant à sa femme, il lui renouvelait sa promesse.
« Tu dois sûrement me mépriser, Marie ? disait-il.
– Mais pourquoi ne t’en vas-tu pas, lui répondait-elle pour le consoler, lorsque tu ne te sens plus la force de te maîtriser ? »
Dans la noblesse du gouvernement, Nicolas était estimé, mais pas aimé ; les intérêts de la noblesse
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