La Guerre et la Paix - Tome III
lui, cet homme qui me touche presque, qui est lié à moi par un souvenir douloureux, mais quel est ce lien ? » se demandait-il sans trouver de réponse, et soudain, comme une figure de ce monde idéal plein d’amour et de pureté, Natacha se dressa devant lui, telle qu’il l’avait vue pour la première fois à ce bal de 1810, avec son cou et ses mains grêles, avec cette tête rayonnante, effarouchée, toujours prête à s’exalter… et son amour et sa tendresse pour elle se réveillèrent plus forts et plus vifs que jamais… Il se souvint alors du lien qui existait entre lui et cet homme, dont les yeux, rougis et troublés par les larmes, s’étaient tournés vers lui. Le prince André se rappela tout, et une compassion affectueuse pénétra son cœur inondé de joie. Il ne put se maîtriser, et pleura des larmes de tendresse et de pitié sur l’humanité, sur lui-même, sur ses faiblesses et sur celles de cet infortuné. « Oui, se dit-il, voilà la pitié, l’amour du prochain, l’amour pour ceux qui nous aiment comme pour ceux qui nous détestent, cet amour que Dieu prêchait sur la terre, que Marie m’enseignait, et que je ne comprenais pas alors… Voilà ce qui me restait encore à apprendre dans cette existence, et ce qui fait que je regrette la vie !… Mais maintenant, je le sens, il est trop tard. »
XX
L’aspect sinistre du champ de bataille couvert de cadavres et de blessés, la lourde responsabilité qui pesait sur sa tête, les nouvelles qu’il recevait à tout moment de tant de généraux tués ou hors de combat, la perte de son prestige, que jusque-là rien n’avait pu atteindre, tout produisit sur Napoléon une impression extraordinaire. Lui, qui d’habitude aimait à voir les morts et les blessés, et croyait donner par là une preuve de sa grandeur et de sa fermeté d’âme, se sentit vaincu moralement ce jour-là, et il quitta en toute hâte le champ de bataille pour retourner à Schevardino. La figure jaune et gonflée, les yeux troubles, la voix enrouée, assis sur son pliant de campagne, il prêtait involontairement l’oreille au bruit de la fusillade sans lever les yeux. Il attendait avec une fiévreuse inquiétude la fin de cette affaire, dont il était le grand moteur et qu’il était impuissant à arrêter. Un sentiment humain et naturel avait pris pour un instant le dessus sur le mirage qui le séduisait depuis si longtemps, et il rapporta à lui-même cette impression de douleur qu’il avait éprouvée sur le champ de bataille. Il pensait à la possibilité de la mort et de la souffrance ; il ne désirait plus ni Moscou, ni gloire, ni conquêtes ; il ne souhaitait qu’une chose : le repos, le calme, la liberté ! Mais lorsqu’il atteignit les hauteurs de Séménovsky, et que le grand-maître de l’artillerie lui proposa d’y placer quelques batteries pour renforcer le feu dirigé contre les troupes russes massées devant Kniazkow, il y consentit, et donna ordre qu’on lui rendît compte du résultat obtenu.
Un aide de camp lui annonça bientôt après que deux cents canons avaient été pointés sur les Russes, mais que ceux-ci tenaient bon.
« Notre feu en abat des rangs entiers et ils résistent toujours !
– Ils en veulent encore ! dit Napoléon d’une voix rauque.
– Sire… demanda l’aide de camp, qui n’avait pas entendu.
– Ils en veulent encore ? répéta Napoléon. Eh bien, qu’on leur en donne {7} !… » Et il rentra dans ce monde artificiel et plein de chimères qu’il s’était créé, pour y reprendre le rôle douloureux, cruel et inhumain qui lui était fatalement destiné.
L’obscurcissement de l’intelligence et de la conscience de cet homme, responsable plus qu’aucun autre de tous ces événements l’empêcha, jusqu’à la fin de sa vie, de comprendre la portée réelle des actes qu’il commettait en opposition avec les règles éternelles du vrai et du bien, et comme la moitié de l’univers approuvait ces actes, il ne pouvait les renier sans être illogique. Ce n’était pas seulement d’aujourd’hui qu’il avait éprouvé une satisfaction intime en comparant le nombre des cadavres russes avec celui des Français ; ce n’était pas seulement d’aujourd’hui qu’il écrivait à Paris : que le champ de bataille était superbe {8} … Pourquoi parlait-il ainsi ? Parce qu’il y avait là 50 000 morts, et à Sainte-Hélène même, où il employait ses loisirs à faire le récit de ses
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