La Guerre et la Paix - Tome III
des traits.
« Eh ! gare au cheval de volée !… attention ! il va tomber… ne le voient-ils donc pas ! » s’écria-t-on de tous côtés.
Une autre fois, à la vue d’un petit chien fauve, venu on ne sait d’où, qui s’élança, effaré, en avant des rangs et qui, au bruit d’un boulet tombé près de lui, se sauva en poussant un aboiement plaintif et en serrant la queue entre ses pattes, tout le régiment éclata de rire ; mais ces distractions ne duraient qu’un instant, et ces hommes, dont les figures hâves et soucieuses blêmissaient et se contractaient de plus en plus, se tenaient là depuis huit heures, sans nourriture, et exposés à toutes les terreurs de la mort.
Le prince André, pâle comme eux, marchait en long et en large d’un bout à l’autre de la prairie, les mains croisées derrière le dos, la tête inclinée ; il n’avait rien à faire, aucun ordre à donner : tout se faisait sans qu’il eût à s’en mêler ; on enlevait les morts, on emportait les blessés, et les rangs se reformaient de nouveau. Au début de l’action, il avait cru devoir encourager ses hommes, et passer dans leurs rangs, mais il reconnut bientôt qu’il n’avait rien à leur apprendre. Toutes les forces de son âme, comme celles de chaque soldat, ne tendaient qu’à écarter de sa pensée l’horreur de sa situation. Il traînait les pieds sur l’herbe foulée, en examinant machinalement la poussière qui recouvrait ses bottes : tantôt, faisant de grands pas, il essayait de suivre le sillon laissé par les faucheurs ; tantôt, comptant les sillons, il se demandait combien il en faudrait pour faire une verste ; tantôt il arrachait les tiges d’absinthe qui croissaient sur la lisière du champ, et en écrasait les fleurs entre ses doigts pour en aspirer l’odeur acre et sauvage. Il ne restait plus trace dans son esprit de ses idées de la veille : il ne pensait à rien, et prêtait une oreille fatiguée aux mêmes bruits, au crépitement des grenades et de la fusillade. De temps à autre il jetait un regard sur le premier bataillon et attendait : « La voilà !… Elle vient sur nous ! se dit-il en entendant un sifflement qui s’approchait à travers les nuages de fumée : En voici encore une autre ! La voilà !… non, elle a passé par-dessus ma tête… Ah ! celle-ci est tombée cette fois !… » Et il recommençait à compter ses pas, qui le menaient en seize enjambées jusqu’à la lisière de la prairie.
Soudain, un boulet siffla et s’enfonça à cinq pas de lui dans la terre. Un frisson involontaire le saisit : il regarda dans les rangs ; beaucoup d’hommes avaient été sans doute abattus, car il remarqua une grande agitation devant le second bataillon.
« Monsieur l’aide de camp, cria-t-il, empêchez les hommes de se grouper ! »
L’aide de camp exécuta l’ordre, et se rapprocha du prince André, pendant que le chef de bataillon l’abordait d’un autre côté.
« Gare ! » cria à ce moment un soldat épouvanté et, comme un oiseau au vol rapide se posant à terre, un obus tomba en sifflant aux pieds du cheval du chef de bataillon, à deux pas du prince André.
Le cheval, ne s’inquiétant pas de savoir si c’était bien ou mal de témoigner sa frayeur, se dressa sur ses pieds, en poussant un hennissement d’épouvante, et se jeta de côté en renversant presque son cavalier.
« À terre ! » s’écria l’aide de camp.
Le prince André se tenait debout, hésitant ; l’obus, semblable à une énorme toupie, tournait en fumant sur la lisière de la prairie, à côté d’une touffe d’absinthe, entre lui et l’aide de camp : « Est-ce vraiment la mort ? » pensa-t-il en regardant avec un sentiment indéfinissable de regret la touffe d’absinthe et cet objet noir qui tourbillonnait : « Je ne veux pas mourir, j’aime la vie, j’aime la terre ! » Il se le disait, et cependant il ne comprenait que trop ce qu’il avait devant les yeux.
« Monsieur l’aide de camp, s’écria-t-il, c’est une honte de… »
Il n’acheva pas : une explosion formidable, suivie comme d’un fracas étrange de vitres brisées, retentit, lança en l’air une gerbe d’éclats qui retomba en pluie de fer, en répandant une forte odeur de poudre. Le prince André fut jeté de côté les bras en avant, et tomba lourdement sur la poitrine. Quelques officiers se précipitèrent vers lui : une mare de sang s’étendait à sa droite ; les
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