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La Guerre et la Paix - Tome III

La Guerre et la Paix - Tome III

Titel: La Guerre et la Paix - Tome III Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Léon Tolstoï
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où s’élevaient les vapeurs irisées du matin, s’étendait maintenant un brouillard intense, imprégné de fumée, et se répandait une étrange odeur de salpêtre et de sang. De gros nuages s’étaient amoncelés, une pluie fine mouillait les morts, les blessés et les exténués. Elle avait l’air de leur dire : « Assez, assez, malheureux, revenez à vous… Que faites-vous ? » Un doute passait alors dans l’âme de ces pauvres êtres, et ils se demandaient s’il fallait continuer cette boucherie. Cette pensée du reste ne gagna du terrain dans les esprits que vers le soir ; jusque-là, quoique la bataille touchât à sa fin, et que les hommes sentissent toute l’horreur de leur situation, une force mystérieuse et incompréhensible continuait à diriger la main de l’artilleur, couvert de sueur, de poudre et de sang, qui, resté seul sur les trois servants de la pièce, portait péniblement les gargousses, chargeait, pointait et allumait la mèche !… et les boulets se croisaient toujours dans les airs en faisant toujours de nouvelles et nombreuses victimes…, et cette œuvre terrible, dirigée non par la volonté humaine, mais par la volonté de celui qui mène les hommes et les mondes, poursuivait impitoyablement son cours ! Quiconque aurait considéré les armées russes et françaises allant à la débandade aurait pensé qu’il suffisait d’un faible effort, de part ou d’autre, pour s’anéantir complètement. Mais aucune des deux ne faisait cet effort suprême, et le feu de la bataille achevait peu à peu de s’éteindre. Les Russes ne prenaient pas l’offensive parce que depuis le commencement de l’affaire, massés sur la route de Moscou et se bornant à la défendre, ils restèrent à ce poste jusqu’à la fin. Alors même qu’ils se seraient décidés à attaquer les Français, le désordre qui s’était mis dans leurs rangs ne le leur aurait pas permis, d’autant plus que, sans quitter leur position, ils avaient perdu la moitié de leurs forces. Cet effort était seulement possible et facile aux Français, que soutenaient le souvenir des quinze ans de victoire de Napoléon, l’assurance de gagner la bataille, la faiblesse de leurs pertes, qui n’étaient que du quart de leur effectif, la certitude d’avoir derrière eux en réserve plus de 20 000 hommes de troupes fraîches, en dehors de la garde, qui n’avait pas donné, et la colère de ne pouvoir arriver à déloger l’ennemi de ses positions. Les historiens affirment que Napoléon aurait gagné la bataille s’il avait fait avancer sa vieille garde, mais supposer cela c’est supposer que l’automne peut se transformer tout à coup en printemps. Cette faute ne saurait être imputée à Napoléon : tous, depuis le général en chef jusqu’au dernier soldat, savaient que cet effort était impossible ; en effet, l’esprit de corps était complètement paralysé par cet ennemi terrible qui, après avoir perdu la moitié de ses forces, restait aussi menaçant à la fin qu’au commencement. La victoire que les Russes venaient de remporter à Borodino n’était pas de celles qui se parent de ces lambeaux d’étoffe cloués à un bâton, qu’on appelle des drapeaux, et qui tirent leur gloire de l’étendue de la conquête : mais c’était une de ces victoires qui font passer dans l’âme de l’agresseur la double conviction de la supériorité morale de son adversaire et de sa propre faiblesse. L’invasion française, semblable à une bête fauve qui a rompu sa chaîne, venait de recevoir dans le flanc une blessure mortelle ; elle sentait qu’elle courait à sa perte ; mais l’impulsion était donnée, et, coûte que coûte, elle devait atteindre Moscou ! L’armée russe, de son côté, quoique deux fois plus faible, se trouvait inexorablement poussée à continuer sa résistance. Là, à Moscou, toute saignante encore de ses plaies de Borodino, ces nouveaux efforts devaient fatalement aboutir à la fuite de Napoléon, à sa retraite par le même chemin, à la perte presque totale des cinq cent mille hommes qui l’avaient suivi, et à l’anéantissement de la France napoléonienne, sur qui s’était appesantie, à Borodino même, la main d’un adversaire dont la force morale était supérieure !

CHAPITRE II
     
    I
    L’intelligence humaine ne saurait comprendre a priori la perpétuité absolue dans le mouvement des corps : elle n’en conçoit les lois que lorsqu’elle peut en décomposer

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