La Guerre et la Paix - Tome III
disent : « Voilà la cause du mouvement ! Voilà ses lois ! » Mais l’esprit humain refuse d’accepter cette explication et il la déclare erronée, parce qu’évidemment la cause indiquée est trop faible pour l’effet produit. C’est la somme des volontés humaines qui a amené la Révolution et Napoléon, de même que c’est encore elle qui les a supportés et qui les a renversés.
« Lorsqu’il y a des conquêtes, » nous dit l’historien, « il y a des conquérants, et à chaque bouleversement dans un empire il y a des grands hommes ! » C’est vrai, répond l’esprit humain, mais il ne m’est pas démontré que les conquérants soient la cause des guerres, et que l’on puisse prétendre que les lois de ces guerres résident dans l’action individuelle d’un seul homme. Chaque fois que je vois l’aiguille de ma montre indiquer le chiffre X, j’entends aussitôt le carillon de l’église voisine, et cependant je ne saurais conclure de là que la position de l’aiguille sur le cadran mette les cloches en branle. Chaque fois que je vois une locomotive en mouvement, que j’entends son sifflet, que sa soupape s’ouvre et se ferme, que ses roues tournent, je ne saurais pas davantage en conclure que le sifflet et le mouvement des roues fassent marcher la locomotive. Les paysans assurent qu’à la fin du printemps il souffle un vent froid parce que les chênes bourgeonnent. Bien que la cause de ce vent froid me soit inconnue, je ne puis pourtant partager l’avis des paysans et l’attribuer au bourgeonnement des chênes. Je n’y vois que la réunion des conditions que je rencontre dans toute manifestation de la vie, et j’aurais beau étudier l’aiguille de ma montre, la soupape de la locomotive et les bourgeons du chêne, je n’y découvrirais pas la raison d’être du carillon, du mouvement de la locomotive et du vent froid de la fin du printemps. Pour en arriver là, il me faut absolument changer mon point d’observation, et étudier les lois de la vapeur, du son et du vent ! L’historien doit procéder de même (des tentatives de ce genre ont déjà été faites), et, au lieu d’étudier seulement les rois, les empereurs, les ministres, les généraux, chercher à se rendre compte des éléments homogènes et infiniment petits qui dirigent les masses. Personne ne peut dire à quel degré de vérité il parviendra en suivant cette voie : il est évident que c’est la seule possible, et jusqu’à présent l’esprit humain n’y a employé que la millionième partie des efforts qu’il a appliqués à la description des souverains, des généraux, des ministres, et à l’exposition des combinaisons suggérées par leurs actes.
II
Les forces réunies des différentes nationalités européennes se jetèrent sur la Russie : l’armée russe et la population se retirèrent, en évitant toute collision avec l’ennemi, jusqu’à Smolensk, et de Smolensk jusqu’à Borodino ; l’armée française se portait vers Moscou par un mouvement de propulsion, dont la vitesse allait croissant, comme celle d’un corps lancé vers la terre, qui s’accélère en se rapprochant du but. Elle laissait derrière elle des milliers de verstes dévastées d’une contrée ennemie. Chaque soldat de Napoléon le sentait et obéissait à la force d’impulsion qui la poussait en avant. Dans l’armée russe, plus la retraite s’accentuait, plus se développait et grandissait dans tous les cœurs la haine de l’ennemi. À Borodino nous assistons à un choc terrible entre les deux adversaires. Mais aucun des deux ne plie, et après cette rencontre, l’armée russe continue sa retraite aussi fatalement qu’une balle qui dans l’espace se serait heurtée à une autre.
Les Russes se retirent à cent vingt verstes au delà de Moscou, les Français entrent dans cette ville, et, semblables à la bête fauve acculée et blessée qui lèche ses plaies, ils s’y arrêtent cinq semaines sans livrer bataille, pour fuir ensuite, sans raison, par le chemin qui les avait amenés. Ils se jettent sur la route de Kalouga, et, malgré la victoire de Malo-Yaroslavetz, ils reprennent leur course en arrière jusqu’à Smolensk, Vilna, la Bérésina et au delà.
Le soir du 7 septembre, Koutouzow et l’armée étaient persuadés que la bataille de Borodino était une victoire. Le commandant en chef l’annonça à l’Empereur et donna l’ordre de se préparer à une autre bataille pour écraser
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