La Guerre et la Paix - Tome III
avec une fiévreuse exaltation. Lorsque les chantres, fatigués, entonnèrent paresseusement, car c’était au moins le vingtième Te Deum qu’ils chantaient, l’invocation à la Vierge, et que le prêtre et le diacre reprirent en chœur : « Très sainte Vierge, muraille invisible et médiatrice divine, délivre du malheur Tes esclaves qui accoururent vers Toi, » toutes les figures reflétèrent le sentiment profond que Pierre avait déjà remarqué à la descente de Mojaïsk et chez la plupart de ceux qu’il avait rencontrés. Les fronts s’inclinaient plus souvent, les cheveux se rejetaient en arrière, les soupirs et les coups dans la poitrine se multipliaient. Tout à coup la foule eut un mouvement de recul et retomba sur Pierre. Un personnage, très important sans doute, à en juger par l’empressement avec lequel on s’écartait pour le laisser passer, s’approcha de l’image : c’était Koutouzow, qui revenait vers Tatarinovo, après être allé examiner le terrain. Pierre le reconnut aussitôt. Vêtu d’une longue capote, le dos voûté, son œil blanc sans regard ressortant sur sa figure aux joues pleines, il entra, en se balançant, dans le cercle, s’arrêta derrière le prêtre, fit machinalement un signe de croix, abaissa la main jusqu’à terre, soupira profondément et inclina sa tête grise. Il était suivi de Bennigsen et de son état-major. Malgré la présence du commandant en chef, qui avait détourné l’attention des généraux, les soldats et les miliciens continuèrent à prier sans se laisser distraire. Les prières achevées, Koutouzow s’avança, s’agenouilla lourdement, toucha la terre du front, et fit ensuite, à cause de son poids et de sa faiblesse, d’inutiles efforts pour se relever ; ces efforts imprimèrent à sa tête des mouvements saccadés. Quand il eut enfin réussi, il avança les lèvres comme font les enfants, et baisa l’image. Les généraux l’imitèrent, puis les officiers, et, après eux, les soldats et les miliciens, se poussant et se bousculant les uns les autres.
IV
Soulevé par la foule, Pierre regardait vaguement autour de lui.
« Comte Pierre Kirilovitch, comment êtes-vous là ? » demanda une voix.
Pierre se retourna. C’était Boris Droubetzkoï, qui s’approchait de lui en souriant, et en époussetant la poussière qu’il avait attrapée aux genoux en faisant ses génuflexions. Sa tenue, celle du militaire en campagne, était néanmoins élégante ; il portait comme Koutouzow une longue capote, et comme lui un fouet en bandoulière. Pendant ce temps, le général en chef, qui avait atteint le village, s’était assis, dans l’ombre projetée par une isba, sur un banc apporté en toute hâte par un cosaque, et qu’un autre avait recouvert d’un petit tapis. Une suite nombreuse et brillante l’entoura ; la procession poursuivit son chemin, accompagnée par la foule, tandis que Pierre, causant avec Boris, s’arrêtait à une trentaine de pas de Koutouzow.
« Croyez-moi, dit Boris à Pierre, qui lui exprimait son désir de prendre part à la bataille, je vous ferai les honneurs du camp, et le mieux, à mon avis, serait de rester auprès du général Bennigsen, dont je suis officier d’ordonnance et que je préviendrai. Si vous voulez avoir une idée de la position, venez avec nous, nous allons au flanc gauche, et, quand nous en reviendrons, faites-moi le plaisir d’accepter mon hospitalité pour la nuit : nous pourrons même organiser une petite partie. Vous connaissez sans doute Dmitri Serguéïévitch ? il campe là, – ajouta-t-il en indiquant la troisième maison de Gorky.
– Mais j’aurais désiré voir le flanc droit ; On le dit très fort, et ensuite je voudrais bien longer la Moskva et toute la position ?
– Vous le pourrez facilement, mais c’est le flanc gauche qui est le plus important.
– Pourriez-vous me dire où se trouve le régiment du prince Bolkonsky ?
– Nous passerons devant, je vous conduirai au prince.
– Qu’alliez-vous dire du flanc gauche ? demanda Pierre.
– Entre nous soit dit, répondit Boris en baissant la voix d’un air de confidence, le flanc gauche est dans une détestable position ; le comte Bennigsen avait un tout autre plan : il tenait à fortifier ce mamelon là-bas, mais Son Altesse ne l’a pas voulu, car… »
Boris n’acheva pas, il venait d’apercevoir l’aide de camp de Koutouzow, Kaïssarow, qui se dirigeait de leur côté.
« Païssi
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