La Guerre et la Paix - Tome III
moment la charrette, en fredonnant leurs joyeuses chansons, auxquelles répondait le bruyant carillon des cloches. Les chauds rayons du soleil, en éclairant le plateau de la montagne, égayaient le paysage, mais à côté de la télègue des blessés et du cheval essoufflé, à côté de Pierre, il faisait sombre, humide et triste dans le renfoncement ! Le soldat à la joue enflée regardait de travers les chanteurs.
« Oh ! oh ! les élégants ! murmura-t-il d’un ton de reproche. – J’ai vu autre chose que des soldats aujourd’hui… j’ai vu des paysans qu’on poussait en avant, dit celui qui était appuyé à la charrette, en s’adressant à Pierre avec un triste sourire : … On n’y regarde plus de si près à présent… c’est avec le peuple tout entier qu’on veut les refouler. Il faut en finir ! »
Malgré le peu de clarté de ces paroles, Pierre en comprit le sens, et y répondit par un signe affirmatif.
La route se déblaya. Pierre put descendre la montagne et se remettre en voiture. Chemin faisant, il jetait les yeux des deux côtés, en cherchant à qui parler, mais il ne rencontrait que des figures inconnues ; des militaires de toute arme regardaient avec étonnement son chapeau blanc et son habit vert. Après avoir fait quatre verstes, il aperçut enfin un visage de connaissance, qu’il s’empressa d’interpeller : c’était un des médecins en chef de l’armée, accompagné d’un aide ; sa britchka venait à la rencontre de Pierre ; il le reconnut aussitôt, et fit un signe au cosaque assis sur le siège à côté du cocher, pour lui dire de s’arrêter.
« Monsieur le comte ? Comment vous trouvez-vous ici, Excellence ?
– Mais le désir de voir, voilà tout !
– Oui, oui !… Oh ! il y aura certainement de quoi satisfaire votre curiosité ! »
Pierre descendit pour causer plus à l’aise avec le docteur, et lui parler de son intention de prendre part à la bataille ; le docteur lui conseilla de s’adresser directement à Son Altesse le commandant en chef.
« Autrement vous resterez ignoré et perdu, Dieu sait dans quel coin… Son Altesse vous connaît et vous recevra affectueusement. Suivez mon conseil, vous vous en trouverez bien. »
Le docteur avait l’air fatigué et pressé.
« Vous croyez ? demanda Pierre ; indiquez-moi donc notre position.
– Notre position ? Oh ! ce n’est pas ma partie ; quand vous aurez dépassé Tatarinovo, vous verrez : on y remue des masses de terre ; montez sur la colline, et d’un seul coup d’œil vous embrasserez toute la plaine.
– Vraiment ! mais alors si vous… »
Le docteur l’interrompit en se rapprochant de sa britchka.
« Je vous y aurais conduit avec plaisir, je vous le jure, mais, continua-t-il en faisant un geste énergique, je ne sais plus où donner de la tête : je cours chez le chef de corps, car savez-vous où nous en sommes ? Demain on livre bataille ; or sur cent mille hommes on doit compter vingt mille blessés, n’est-ce pas ? Eh bien, nous n’avons ni brancards, ni hamacs, ni officiers de santé, ni médecins, même pour six mille ; nous avons bien dix mille télègues, mais vous comprenez qu’il nous faut autre chose, et l’on nous répond : « faites comme vous pourrez !… »
En ce moment, Pierre pensa que sur ces cent mille hommes bien portants, jeunes et vieux, dont quelques-uns examinaient curieusement son chapeau, vingt mille étaient fatalement destinés aux souffrances et à la mort, et son esprit en fut douloureusement frappé : « Ils mourront peut-être demain, comment alors peuvent-ils penser à autre chose ? » se disait-il, et, par une association d’idées involontaire mais naturelle, son imagination lui retraça vivement la descente de Mojaïsk, les télègues avec les blessés, le bruit des cloches, les rayons brillants du soleil et les chansons des soldats !
« Et ce régiment de cavalerie qui rencontre des blessés en allant au feu ? Il les salue en passant, et pas un de ses hommes ne fait un retour sur lui-même et ne pense à ce qui l’attend demain ?… C’est étrange ! » se dit Pierre en continuant sa route vers Tatarinovo. À gauche s’élevait une maison seigneuriale, devant laquelle se promenaient des sentinelles, et stationnaient une foule de voitures, de fourgons et de domestiques militaires. C’était la demeure du commandant en chef ; absent en ce moment, il n’y avait laissé personne, et assistait au Te
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