La jeune fille à la perle
côté de quoi le payer et il
répétait sans cesse que Frans apprendrait là-bas une autre facette du métier et
qu’à son retour père et fils ouvriraient une faïencerie.
Désormais, notre père passait
ses journées assis près de la fenêtre et jamais plus il ne parlait d’avenir.
Après l’accident, Frans était
resté deux jours à la maison. Depuis, il n’était pas revenu. Je l’avais revu
pour la dernière fois le jour où je m’étais rendue à la fabrique, à l’autre
bout de la ville. Il m’avait paru épuisé, ses bras étaient couverts de brûlures
à force de retirer des carreaux de faïence du four. Il m’avait raconté qu’il
travaillait des petites heures du matin jusqu’à des heures souvent si tardives
qu’il était trop las pour dîner. « Notre père ne m’avait jamais dit que ce
serait aussi dur, avait-il marmonné non sans quelque ressentiment. Père se
plaisait à dire que son apprentissage lui avait formé le caractère.
— Sans doute était-ce
vrai, répliquai-je. Cela a fait de lui ce qu’il est maintenant. »
*
Le lendemain matin, au moment
où j’allais partir, mon père vint à la porte d’entrée d’un pas traînant,
avançant à tâtons le long du mur. J’embrassai ma mère et Agnès. « Dimanche
sera vite là », dit ma mère.
Mon père me tendit un petit
paquet enveloppé dans un mouchoir. « Ça te rappellera la maison et nous
tous », dit-il.
De tous les carreaux de faïence
qu’il avait peints, c’était mon préféré. La plupart de ceux que nous avions à
la maison avaient un défaut, certains étaient ébréchés ou taillés de travers,
sur d’autres le motif s’était estompé, le four ayant été trop chaud. Celui-là,
mon père l’avait mis de côté pour nous. Il représentait deux petites
silhouettes, un jeune garçon et une fille plus âgée. À la différence des
enfants que l’on représente en général sur les carreaux, ceux-ci ne jouaient
pas, ils se promenaient. On aurait pu les prendre pour Frans et moi. De toute
évidence, mon père avait pensé à nous en le peignant. Le jeune garçon devançait
un peu la fille, mais il s’était retourné pour lui parler. Il avait un visage
espiègle, les cheveux ébouriffés. La fille portait sa coiffe à ma façon, pas
comme les autres filles qui, elles, la nouaient sous le menton ou dans la
nuque. J’avais une prédilection pour une coiffe blanche dont le large bord
encadrait mon visage. Elle me couvrait complètement les cheveux et retombait en
pointes sur mes joues, cachant ainsi mon expression à quiconque me regardait de
profil. Je me servais de pelures de pomme de terre pour empeser ma coiffe.
Je m’éloignai de la maison,
portant mes affaires dans un tablier. Il était encore tôt. Les voisines
nettoyaient devant chez elles, jetant des seaux d’eau sur les marches et dans
la rue. Désormais, Agnès ferait ça, ainsi qu’une bonne partie de mes autres
tâches. Elle aurait moins de temps pour jouer dans la rue ou le long des
canaux. Sa vie à elle aussi changerait.
Les gens me saluaient de la
tête et me regardaient passer non sans une pointe de curiosité. Personne ne me
demanda où j’allais, personne ne me dit un mot gentil. Ils n’y étaient pas
tenus, ils savaient ce qui arrive aux familles quand l’homme perd son travail.
Voilà donc un sujet de conversation : la jeune Griet placée comme
servante ! Le père a fait tomber la famille bien bas ! Toutefois, ils
ne se gausseraient pas. La même chose pourrait aussi bien leur arriver.
J’avais pris cette rue toute ma
vie, sans jamais avoir à ce point conscience de laisser la maison derrière moi.
Après avoir tourné au coin de la rue, et m’être ainsi dérobée à la vue de ma
famille, il me fut plus aisé de marcher d’un pas assuré en regardant autour de
moi. La matinée était encore fraîche, le ciel d’un gris pâle et mat recouvrait
Delft tel un drap que le soleil de l’été n’était pas encore assez haut pour
dissiper. Le canal que je longeai était un miroir de lumière blanche moirée de
vert. Plus le soleil deviendrait intense, plus le canal s’assombrirait, jusqu’à
prendre la couleur de la mousse.
Frans, Agnès et moi venions
souvent nous asseoir au bord de ce canal. Nous y jetions cailloux, bouts de bois
et même, un jour, un carreau de faïence en morceaux, nous plaisant à imaginer
ce qu’ils pourraient rencontrer au fond, non point des poissons, mais des
créatures dotées
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