La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
sa
tête, un soupir.
– Qui est là ? dit-il.
Nul ne répondit, mais trois coups furent frappés sur la table.
Ulenspiegel prit peur, et tremblant : Qui est là ? dit-il
encore. Il ne reçut pas de réponse, mais trois coups furent frappés
sur la table et il sentit deux bras l’étreindre et sur son visage
un corps se penchant, dont la peau était rugueuse et qui avait un
grand trou dans la poitrine et une odeur de brûlé ;
– Père, dit Ulenspiegel, est-ce ton pauvre corps qui pèse ainsi
sur moi ?
Il ne reçut point de réponse, et nonobstant que l’ombre fût près
de lui, il entendit crier au dehors : « Thyl !
Thyl ! »
Soudain Soetkin se leva et vint au lit d’Ulenspiegel :
– N’entends-tu rien ? dit-elle.
– Si, dit-il, le père m’appelant.
– Moi, dit Soetkin, j’ai senti un corps froid à côte de moi,
dans mon lit ; et les matelas ont bougé, et les rideaux ont
été agités et j’ai ouï une voix disant :
« Soetkin » ; une voix toute basse comme un souffle,
et un pas léger comme le bruit des ailes d’un moucheron. Puis,
parlant à l’esprit de Claes :
– Il faut dit-elle, mon homme, si tu désires quelque chose au
ciel où Dieu te tient en sa gloire, nous dire ce que c’est, afin
que nous accomplissions ta volonté.
Soudain, un coup de vent entr’ouvrit la porte impétueusement, en
emplissant la chambre de poussière, et Ulenspiegel et Soetkin
entendirent de lointains croassements de corbeaux.
Ils sortirent ensemble et ils vinrent au bûcher.
La nuit était noire, sauf quand les nuages, chassés par l’aigre
vent du Nord et courant comme des cerfs dans le ciel, laissaient
brillante la face de l’astre.
Un sergent de la commune se promenait gardant le bûcher.
Ulenspiegel et Soetkin entendaient, sur la terre durcie, le bruit
de ses pas et la voix d’un corbeau en appelant d’autres sans doute,
car de loin lui répondaient des croassements.
Ulenspiegel et Soetkin s’étant approchés du bûcher, le corbeau
descendit sur les épaules de Claes, ils entendirent ses coups de
bec sur le corps, et bientôt d’autres corbeaux vinrent.
Ulenspiegel voulut se lancer sur le bûcher et frapper ces
corbeaux, le sergent lui dit :
– Sorcier, cherches-tu des mains de gloire ? Sache que les
mains de brûlé ne rendent point invisible, mais seulement les mains
de pendu comme tu le seras peut-être quelque jour.
– Messire sergent, répondit Ulenspiegel, je ne suis point
sorcier, mais le fils orphelin de celui qui est attaché là, et
cette femme est sa veuve. Nous ne voulons que le baiser encore et
avoir un peu de ses cendres en mémoire de lui. Permettez-le-nous,
messire, qui n’êtes point soudard étranger, mais bien fils de ces
pays.
– Qu’il en soit fait comme tu le veux, répondit le sergent.
L’orphelin et la veuve, marchant sur le bois brûlé, vinrent au
corps, tous deux baisèrent le visage de Claes avec larmes.
Ulenspiegel prit à la place du cœur, là où la flamme avait
creusé un grand trou, un peu des cendres du mort. Puis,
s’agenouillant, Soetkin et lui prièrent. Quand l’aube parut
blêmissante au ciel, ils étaient encore là tous deux, mais le
sergent les chassa de peur d’être puni à cause de son bon
vouloir.
En rentrant, Soetkin prit un morceau de soie rouge et un morceau
de soie noire ; elle en fit un sachet puis elle y mit les
cendres ; et au sachet, elle mit deux rubans, afin
qu’Ulenspiegel le pût toujours porter au cou. En lui mettant le
sachet, elle lui dit :
– Que ces cendres qui sont le cœur de mon homme, ce rouge qui
est son sang, ce noir qui est notre deuil, soient toujours sur ta
poitrine, comme le feu de vengeance contre les bourreaux.
– Je le veux, dit Ulenspiegel.
Et la veuve embrassa l’orphelin, et le soleil se leva.
LXXVI
Le lendemain, les sergents et les crieurs de la commune vinrent
au logis de Claes afin d’en mettre tous les meubles dans la rue et
de procéder à la vente de justice. Soetkin voyait de chez Katheline
descendre le berceau de fer et de cuivre qui, de père en fils,
avait toujours été dans la maison de Claes, où le pauvre mort était
né, où était né aussi Ulenspiegel. Puis ils descendirent le lit où
Soetkin avait conçu son enfant et où elle avait passé de si douces
nuits sur l’épaule de son homme. Puis vint aussi la huche où elle
serrait le pain, le bahut où étaient les viandes au temps de
fortune, des poêles, chaudrons et coquasses, non plus
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