La Légende et les Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak
reluisants
comme au bon temps de bonheur, mais souillés de la poussière de
l’abandon. Et ils lui rappelèrent les festins familiers alors que
les voisins venaient alléchés à l’odeur. Puis vinrent une tonne et
un tonnelet de
simpel
et
dobbel kuyt
et dans un
panier des flacons de vin dont il y avait au moins trente ; et
tout fut mis sur la rue, jusques au dernier clou que la pauvre
veuve entendit arracher avec grand fracas des murs. Assise, elle
regardait, sans crier ni se plaindre et toute navrée enlever ces
humbles richesses. Le crieur ayant allumé une chandelle, les
meubles furent vendus à l’encan. La chandelle était près de sa fin
que le doyen des poissonniers avait tout acheté à vil prix pour le
revendre ; et il semblait se réjouir comme une belette suçant
la cervelle d’une poule.
Ulenspiegel disait en son cœur : « Tu ne riras pas
longtemps, meurtrier »
La vente finit cependant, et les sergents qui fouillaient tout
ne trouvaient point les carolus. Le poissonnier
s’exclamait :
– Vous cherchez mal : je sais que Claes en avait sept cents
il y a six mois.
Ulenspiegel disait en son cœur : « Tu n’hériteras
point, meurtrier ».
Soudain, Soetkin se tournant vers lui :
– Le dénonciateur ! dit-elle en lui montrant le
poissonnier.
– Je le sais, dit-il.
– Veux-tu, dit-elle, qu’il hérite du sang du père ?
– Je souffrirai plutôt tout un jour sur le banc de torture,
répondit Ulenspiegel.
Soetkin dit :
– Moi aussi, mais ne me dénonce point par pitié, quelle que soit
la douleur que tu me voies endurer.
– Hélas ! tu es femme, dit Ulenspiegel.
– Pauvret, dit-elle, je te mis au monde et sais souffrir. Mais
toi, si je te voyais… Puis blêmissant :
– Je prierai madame la Vierge qui a vu son fils en croix.
Et elle pleurait caressant Ulenspiegel.
Et ainsi fut fait entre eux un pacte de haine et force.
LXXVII
Le poissonnier ne dut payer que la moitié du prix d’achat,
l’autre moitié devant servir à lui payer sa dénonciation jusqu’à ce
que l’on retrouvât les sept cents carolus qui l’avaient poussé à
vilenie.
Soetkin passait les nuits à pleurer et le jour à faire œuvre de
ménagère. Souvent Ulenspiegel l’entendait parlant toute seule et
disant :
– S’il hérite, je me ferai mourir.
Comprenant qu’elle le ferait comme elle le disait, Nele et lui
firent de leur mieux pour engager Soetkin à se retirer en
Walcheren, où elle avait des parents. Soetkin ne le voulut point,
disant qu’elle n’avait pas besoin de s’éloigner des vers qui
bientôt mangeraient ses os de veuve.
Dans l’entretemps, le poissonnier était allé derechef chez le
bailli et lui avait dit que le défunt avait hérité depuis quelques
mois seulement de sept cents carolus, qu’il était homme chichard et
vivant de peu, et n’avait donc pas dépensé cette grosse somme,
cachée sans doute en quelque coin.
Le bailli lui demanda quel mal lui avaient fait Ulenspiegel et
Soetkin pour qu’ayant pris à l’un son père, à l’autre son homme, il
s’ingéniât encore à les poursuivre cruellement ?
Le poissonnier répondit qu’étant haut bourgeois de Damme, il
voulait faire respecter les lois de l’empire et mériter ainsi la
clémence de Sa Majesté.
Ce qu’ayant dit, il laissa entre les mains du bailli une
accusation écrite et produisit des témoins qui, parlant en toute
vérité, certifièrent malgré eux que le poissonnier ne mentait
point.
Messieurs de la Chambre échevinale, ayant ouï les témoignages,
déclarèrent suffisants à torture les indices de culpabilité. En
conséquence, ils envoyèrent fouiller derechef la maison par des
sergents qui avaient tout pouvoir de mener la mère et le fils en la
prison de la ville, où ils seraient détenus, jusqu’à ce que vint de
Bruges le bourreau, qu’on y allait mander incontinent.
Quand Ulenspiegel et Soetkin passèrent dans la rue, les mains
liées sur le dos, le poissonnier était sur le seuil de sa maison
les regardant.
Et les bourgeois et bourgeoises de Damme étaient aussi sur le
seuil de leurs maisons. Mathyssen, proche voisin du poissonnier,
entendit Ulenspiegel dire au dénonciateur :
– Dieu te maudira, bourreau des veuves.
Et Soetkin lui disant :
– Tu mourras de malemort, persécuteur des orphelins.
Ceux de Damme ayant appris que c’était sur une seconde
dénonciation de Grypstuiver qu’on menait en prison la veuve et
l’orphelin, huèrent le poissonnier
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