La Louve de France
fortifications, ses remparts, ses remblais. « On
ne s’évade pas de la Tour… » Il était le premier prisonnier, depuis des
siècles, à s’en être échappé ; il mesurait l’importance de son acte, et le
défi qu’il lançait à la puissance des rois.
En arrière, la ville endormie se
profilait dans la nuit. Sur les deux rives, et jusqu’au pont gardé par ses
hautes tours, oscillaient lentement les mâts pressés, nombreux, des navires de
la Hanse de Londres, de la Hanse Teutonique, de la Hanse parisienne des
marchands d’eau, de l’Europe entière, qui apportaient les draps de Bruges, le
cuivre, le goudron, la poix, les couteaux, les vins de la Saintonge et de
l’Aquitaine, le poisson séché, et chargeaient pour la Flandre, pour Rouen, pour
Bordeaux, pour Lisbonne, le blé, le cuir, l’étain, les fromages, et surtout la
laine, la meilleure qui soit au monde, des moutons anglais. On reconnaissait à
leur forme et à leurs dorures les grosses galères vénitiennes.
Mais déjà, Roger Mortimer de Wigmore
pensait à la France. Il irait d’abord demander asile en Artois, à son cousin
Jean de Fiennes… Il étendit les bras largement, d’un geste d’homme libre.
Et l’évêque d’Orleton, qui
regrettait de n’être né ni beau ni grand seigneur, contemplait avec un sorte
d’envie ce corps assuré, prêt à bondir en selle, ce haut torse sculpté, ce
menton fier, ces rudes cheveux bouclés, qui allaient emporter dans l’exil le
destin de l’Angleterre.
II
LA REINE BLESSÉE
Le carreau de velours rouge sur
lequel la reine Isabelle posait ses pieds étroits était usé jusqu’à la
trame ; les glands d’or, aux quatre coins, étaient ternis ; les lis
de France et les lions d’Angleterre, brodés sur le tissu, s’effilochaient. Mais
à quoi bon changer ce coussin, en commander un autre, puisque le neuf, aussitôt
qu’apparu, passerait sous les souliers brodés de perles de Hugh Le Despenser,
l’amant du roi ! La reine regardait ce vieux coussin qui avait traîné sur
le pavement de tous les châteaux du royaume, une saison en Dorset, une autre en
Norfolk, l’hiver dans le Warwick, et cet été en Yorkshire, sans qu’on demeurât
jamais plus de trois jours à la même place. Le 1 er août, voici moins
d’une semaine, la cour était à Cowick ; hier, on s’était arrêté à
Eserick ; aujourd’hui on campait, plutôt qu’on ne logeait, au prieuré de
Kirkham ; après-demain, on repartirait pour Lockton, pour Pickering. Les
quelques tapisseries poussiéreuses, la vaisselle bosselée, les robes fatiguées
qui constituaient l’équipement de voyage de la reine Isabelle, seraient à
nouveau tassées dans les meubles-coffres ; on démonterait le lit à courtines
pour le remonter ailleurs, ce lit si fatigué d’avoir été trop transporté qu’il
menaçait de s’écrouler, et où la reine faisait dormir avec elle, parfois, sa
dame de parage, lady Jeanne Mortimer, et, parfois, son fils aîné, le prince
Édouard, par crainte, si elle restait seule, d’être assassinée. Les Despensers
n’oseraient tout de même pas la poignarder sous les yeux du prince héritier… Et
la promenade reprenait à travers le royaume, ses campagnes vertes et ses
châteaux tristes.
Édouard II voulait se faire
connaître de ses moindres vassaux ; il imaginait leur rendre honneur en
descendant chez eux, et s’acquérir, par quelques paroles amicales, leur
fidélité contre les Écossais ou contre le parti gallois. En vérité, il eût
gagné à moins se montrer. Un désordre veule accompagnait ses pas ; sa
légèreté pour parler des affaires du gouvernement, qu’il pensait être une
attitude de détachement souverain, heurtait fort les seigneurs, abbés et
notables, venus lui exposer les problèmes locaux ; l’intimité qu’il affichait
avec son tout-puissant chambellan dont il caressait la main en plein conseil ou
pendant la messe, ses rires aigus, les libéralités dont bénéficiaient soudain
un petit clerc ou un jeune palefrenier éberlué, confirmaient les récits
scandaleux qui circulaient jusqu’au fond des provinces où les maris trompaient
leurs épouses, tout comme ailleurs, certes, mais avec des femmes ; et ce
qui se chuchotait avant sa venue se disait à voix haute après qu’il fut passé.
Il suffisait que ce bel homme à barbe blonde mais à l’âme molle apparût,
couronne en tête, pour que s’effondrât tout le prestige de la majesté royale.
Et les courtisans
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